Muslimgauze

Dernière sourate

L’Afghanistan fut le Vietnam de l’empire Soviétique. Et l’U.R.S.S. s’est d’autant plus enlisée dans ce bourbier que la C.I.A., jamais en reste, a attisé cette guérilla en appuyant les factions islamiques au nom d’un anticommunisme de bon aloi…

En 1983 paraît "Kabul", un disque aux accents "electro-cold" signé Muslimgauze. Cet LP qui fait suite aux prototypes d’Eg Oblique Graph, le premier projet de Bryn Jones, inaugure une longue série d’albums qui évoquent les soubresauts du monde musulman.

Bien qu’ayant une vision globale de la diaspora musulmane ("United State Of Islam", "Lahore / Marseille"), Bryn Jones se focalise surtout sur l’épineuse cause palestinienne. À l’excès, presque à outrance. Avec une virulence qui rappelle celle des groupuscules d’extrême gauche. L’image du fedayin remplaçant avantageusement celle du guérillero sud-américain : mourir sur le tarmac d’un aéroport étant finalement plus séduisant que de crever dans la jungle bolivienne…

Chaque album de Muslimgauze retranscrit l’escalade de la violence qui prévaut dans le conflit israélo-arabe : "Fatah Guerilla", "Intifaxa", "Vote Hezbollah", "Hamas Arc"… Une violence viscérale qu’il approuve avec l’énergie du désespoir, allant jusqu’à choisir "Abu Nidal" comme figure emblématique pour l’un de ces opus avant de rendre hommage aux artificiers des mouvements terroristes ("Farouk engineer").

La colère rend parfois aveugle. Qui plus est, ironie et cruauté de l’Histoire, dans ce combat sans fin qui l’oppose aux Palestiniens, certaines personnes appartenant au peuple qui a subi l’Holocauste se mettent à commettre des crimes horribles ("Hebron Massacre"). Pire, la Knesset vient d’approuver la torture pour contrer les tentatives d’attentats menées par des commandos suicides…

En fait, loin de céder à un anti-sionisme primaire, Bryn Jones est profondément révolté par cette tragédie. Il a choisi de témoigner sur notre époque à la manière d’un journaliste engagé, en prenant parti. Raison pour laquelle, en ces temps de politiquement correct, il fait figure d’exception et s’attire des controverses.

Sa musique est également happée par cette spirale et devient, elle aussi, de plus en plus violente. Son travail évolue et se radicalise par cycles. Passé des premiers albums tâtonnants, au rythme martial et encore ancré dans la vague froide des années 80 (cf. "Buddist On Fire", "Hunting Out With An Aerial Eye", "Uzi"), Muslimgauze va très vite s’imposer avec des réalisations environnementales.

Des ambiances bien évidemment dominées par des percus et des sonorités moyen-orientales. Dès lors, il est adulé par tous les amateurs de musique dite "rituelle" et par la frange du public indus qui ne dédaigne pas une certaine forme d’ambient-tribal; tel qu’en propose par ailleurs Jorge Reyes, O Yuki Conjugate, TUU, Vasilisk, etc.

Cette configuration culmine avec les albums sortis sur Extreme : "Zul’m" en étant le point d’orgue. Ensuite, ces textures s’assouplissent et deviennent encore plus hypnotiques sous l’emprise d’une basse synthétique. Les percus se combinent avec des séquences rythmiques plus tranchantes, presque métalliques par moment. Des samples (extraits de B.O., bribes d’émission de radio, etc.) apportent une coloration high-tech tout en enracinant ces compositions dans l’actualité explosive qui établit leur raison d’être : "Betrayal", "Veiled Sister".

La démarche est dub ("Zealot"), mais Bryn Jones n’abordera réellement ce courant que tardivement; bien qu’il figure déjà sur quelques compilations hybrides (cf. "Serenity Dub"). Mais pour l’heure, tout comme pour la techno qu’il effleurera sur "Emak Bakia", c’est par l’intermédiaire de remixes que Muslimgauze fait sa véritable entrée au pays de la bass-music grâce aux relectures de Zion Train et Extremadura sur "Occupied Territories".

Ce double album en forme de consécration réunit notamment Zoviet France, Human Beings, Sons Of Silence et Starfish Pool ! Du dub donc, mais aussi des rythmes répétitifs dans le prolongement des versions techno intentées par David Thrussel aka Black Lung sur "Infidel" et de l’electronica névrosé.

Car c’est désormais sur ce terrain que Bryn Jones s’illustre ("Salaam Alekum Bastard", "Arab Quarter", "Izlama Phobia"). Déstructuration, saturation : il désosse méthodiquement ses morceaux, en met l’architecture à nu : "Muslimgauze Re-Mix, Loop, Re-Edit Themselves". Souvent, après un tel traitement, il ne subsiste que des fragments numériques qui n’excèdent parfois pas plus d’une minute; comme autant d’invites à construire nos propres morceaux à partir de ces matériaux bruts.

Dur, voire éprouvant, ce radicalisme électronique a séduit Bernd Friedamn aka Nonplace Urban Field ainsi que Panasonic, LØSD, Quest, etc. Certaines de ses productions, telle "Azzazin" par exemple, présentent des analogies avec les expériences menées par d’Oval, Rioji Ikeda ou de l’équipe de Mego. Mais à la différence de ces manipulateurs soniques, Bryn Jones traverse le miroir pour aller au-delà de l’expérimentation pure.

Il parvient à ré-agencer ces "particules élémentaires", à leur ré-insuffler un groove épileptique, court-circuitant ainsi la sphère drum-n-bass. Ces dernières productions sont de véritables électrochocs oscillants entre néo-breakbeat et post-electronica ("Vampire Of Theran"). Ces arythmies lui ont valu de figurer sur les recueils du label Law & Auder ("Avantgardism", "Minimalism").

Parallèlement à cette démarche, Bryn Jones entame une fructueuse collaboration avec The Rootsman. Un dub-master qui éprouve comme lui une fascination pour le Maghreb et le Moyen-Orient. Après des re-formatages ("City Of Djins") et un projet en commun encore inédit à ce jour ("Amahar"), Muslimgauze s’est mis à défricher le dub à sa manière, c’est-à-dire de façon chaotique, heurtée ("Hussein Mahmood Jeeb Tehar Gass").

Désormais reconnu par ses pairs, de plus en plus sollicité pour des remixes, des participations et des collaborations diverses (Sonar, Species Of Fishes), Bryn Jones a su conquérir un plus large public sans faire la moindre concession. Mis en perspective, ses albums dessinent en creux la cartographie des principaux courants musicaux de ces deux dernières décennies; en offre une vision singulière et surtout dé-multipliée.

Muslimgauze aligne une productivité sans égal. Un album par mois au minimum, sans compter les collectors… Pragmatisme oblige, les fidèles peuvent acquérir les nombreuses éditions limitées à moindres frais par le biais d’une souscription lancée avec la complicité de Staalplaat / SoleilMoon. À cela, il faut ajouter des sessions radio et des sets sur internet ainsi qu’une multitude d’enregistrements sur les supports les plus divers; du picture-disc à la DAT ("Satyajit Eye").

On note aussi des packagings incroyables, délirants : une raquette de ping-pong pour le CD "Iranian Female Olympic Table Tennis Team Them" ! Mais contrairement à ce que l’on peut penser, Bryn Jones n’interfère pas dans le visuel des pochettes de ses disques. Il laisse ce soin aux concepteurs graphistes des labels en question, se contentant d’apposer une dédicace cinglante à côté des visuels chocs qui ornent ses digipacks.

Prochaines sorties : "Observe With Sadiq Bey", "Fakir Sind", "Hand Of Fatima". Des albums posthumes : Bryn Jones nous a quittés le 14 Janvier dernier, foudroyé par un mauvais virus. Mais y en a t-il des bons ? À bientôt… inch Allah !

Laurent Diouf
article publié en hommage à Bryn Jones / Muslimgauze dans Coda magazine en Mars 1999

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