Jeff Mills

en rythme avec l'image-mouvement

Évidemment, lorsqu'on invoque le nom de Jeff Mills, resurgissent les fantômes du passé, les hommes en noirs du collectif Underground Resistance dont il fut initiateur avec Robert Hood et Mike Banks. L'incarnation absolue de la techno "made in" Detroit dans toute sa pureté et radicalité… Pourtant, depuis quelques années, Jeff Mills s'affirme aussi hors du DJing pur et dur, sur le terrain des ciné-mixes et des installations.

Il ne reste plus d'ailleurs plus que Mike Banks pour entretenir le mythe UR. Pour sa part, Jeff Mills a quitté le navire pour voguer vers d'autres horizons en 1992, créant pour l'occasion le label Axis — par la suite augmenté de quelques sous-divisons dont Purpose Maker — pour estampiller ses productions souvent marquées par une vision futuriste, qui empruntent à la cosmologie et à la science-fiction pour les plus minimales d'entre elles.
Inspiré par le jazz et le classique ainsi que par la musique black américaine récente (disco, funk, garage, house), Jeff Mills a inscrit dans le marbre de la techno des compositions aux rythmiques insubmersibles : Sonic Destroyer, The Bells
Au tournant des années 2000, Jeff Mills fusionne ses passions pour le cinéma, la SF et la techno au travers de ciné-mixes, en créant la bande-son de Metropolis, le chef d'œuvre de Fritz Lang. Une synchronisation ou plutôt une mise en rythme avec l'image-mouvement, pour reprendre la formule de Deleuze.
Un exercice qu'il a depuis renouvelé avec succès. Mieux encore, son art est désormais reconnu dans le circuit des galeries, avec des installations comme celle qu'il a conçue dernièrement pour l'exposition consacrée au Futurisme, à Beaubourg.
Évidemment — malheureusement, diront certains… — cette reconnaissance bien méritée lui amène également des honneurs plus académiques, plus républicains : il a été récemment fait Chevalier des Arts et des Lettres ! The times they are a-changin'…
Mais à 46 ans, le "sorcier" qui a commencé par opérer des sélections à la radio, en marge de ses études en architecture, continue toujours de jongler avec trois platines, enchaînant les vinyls de ses doigts de pianiste, avec un sens aigu des harmonies et des rythmiques.
Et il promet d'emmener les technoïdes dans la "lumière", lors de son set dans le cadre de la soirée du 9 mai à Saint-Nazaire, aux côtés de Robert Henke (Monolake), DJ Pete (Scion / Chain Reaction) et Chloé ! Une "promesse de l'aube" qui sera tenue, n'en doutons pas.

Pour commencer, dans quel contexte s'inscrit pour toi cette "correspondance" entre image et musique…?
En techno, l'aspect visuel a longtemps été sujet à caution et, dans la majorité des cas, ignoré. L'idée que la techno pouvait acquérir une plus grande audience par les images échappait à la plupart des producteurs. Était-ce par manque d'occasions ou de crédibilité, ou encore par volonté de ne dispenser que très peu d'informations sur notre musique, toujours est-il que, maintenant, nous travaillons dans un contexte où l'utilisation "gratuite" d'images et de sons est acceptable. Il y a environ 10 ans, j'ai compris qu'on avait assez perdu de temps et laissé passer des opportunités : il fallait mettre en œuvre des actions de plus grande envergure et redoubler d'efforts pour continuer de développer la techno.

Tu as réalisé ce qu'on appelle des ciné-mixes, en "sonorisant" Metropolis de Fritz Lang, The Three Ages (Les Trois Ages) de Buster Keaton & Edward Cline (1) et, plus récemment, The Cheat (Forfaiture) de Cecil B. de Mille. Comment procèdes-tu pour cet "exercice de style" ?
Instinctivement, de par mes activités en tant que DJ, j'observe les acteurs, le décor et l'intrigue sous le prisme de la dance music. En composant la musique, je dois d'abord penser quels types de sons peuvent fonctionner avec telle scène et tels personnages. Puis, une fois que j'ai évalué le tempo, le mouvement et la nature d'une scène, je commence à poser des éléments, de styles différents, sur des séquences. C'est vraiment une superbe chance que de pouvoir travailler sur ces films muets, cela permet composer la musique pour l'œuvre dans son ensemble. Ce sont des films extraordinaires réalisés par des personnes extraordinaires, donc je me fais fort de les appréhender avec beaucoup de respect et considération.

As-tu vu la ré-interprétation sonore de The Birth Of A Nation (Naissance d'une nation) de Griffith par DJ Spooky (2)? Que penses-tu de ce projet très particulier ?
Non, je n'ai pas eu l'occasion de le voir, mais j'ai entendu des choses fantastiques à propos de ses travaux récents. S'attaquer à un tel film, avec un sujet si controversé, était pour le moins osé et je suis sûr que cela a été bien reçu. Je crois que nous partageons les mêmes impressions quant à l'utilisation de la musique pour défendre des sujets importants.

Désormais, est-ce que tu mixes aussi des images ou des vidéos sur de la musique, à la manière de ce que faisait E.B.N. (Emergency Broadcast Network) ou de ce que fait actuellement Addictive TV, par exemple ?
Le style et la façon dont j'applique de la musique à un film dépendent avant tout du concept, de son sujet. Dans le cas de The Three Ages de Keaton, c'était plutôt facile de visualiser des facettes basées sur le mouvement, l'aspect physique. D'où l'idée de remixer en vidéo les scènes de poursuite et les passages les plus rapides du film. La chose que j'aime le mieux, c'est le fait de pouvoir contrôler la vidéo et ralentir le défilement du film pour permettre au spectateur de voir des choses que l'œil ne peut pas capter à vitesse normale. De même que des mouvements de transition, des pauses dans des scènes intermédiaires, dont même les acteurs n'ont pas conscience. Dans cet ordre d'idée, j'ai pu aussi utiliser des chutes de film assez rares de Joséphine Baker et remixer sa fameuse et scandaleuse "Banana dance". En ce moment, je travaille sur un projet dans un style effectivement similaire à celui d'Addictive TV. Cela s'intitule The Trip. C'est un collage en forme de "mégamix" réalisé à partir d'une soixantaine de films de science-fiction, avec une bande-son qui intègre du classique et de la techno. La teneur du projet porte sur les variations émotionnelles et troubles psychologiques qui accompagnent l'exploration de nouveaux monde dans l'outre-espace (outer space).

Justement, en parlant de musique classique et de techno, il y a quelques années, tu as joué avec l'Orchestre Philharmonique de Montpellier lors d'un concert mémorable au pied du Pont du Gard. Peux-tu revenir, une fois encore, sur cette performance assez fantastique…?
C'était une expérience fabuleuse. En soi, c'était aussi le projet de beaucoup de musiciens en électronique depuis de nombreuses années. Cette traduction dans le répertoire classique prouve la profondeur et la diversité de la musique techno. Et la techno de Detroit s'y prêtait d'autant mieux qu'elle intègre des arrangements avec des flûtes, des cuivres et des cordes. C'est ce point commun que nous avons utilisé pour réunir les deux genres. C'était vraiment une expérience unique que de pouvoir entendre des compositions principalement faites pour les dancefloors dans un tel contexte et j'aimerais qu'il y ait plus de projets de ce type. Jouer avec un orchestre de 80 musiciens impliquait beaucoup de variables. C’était un défi que de mettre en place une telle performance qui allait être enregistrée et filmée en direct. Cela rendait les choses encore plus complexes. Après coup, nous étions tous très contents d'avoir participé à quelque chose qui restera peut-être inscrit dans le futur.

Il y a peu, tu as également réalisé Critical Arrangements, une installation-vidéo — qui mêlait images et films d'archives retravaillés avec des bruits et des rythmiques industrielles — dans le cadre d'une exposition sur le Futurisme à Beaubourg, qui mettait en jeu de nombreuses références…
En fait, j'étais surtout attiré par le sentiment d'exaltation du Futurisme. Cette fixation sur les lumières électriques, l'adrénaline provoquée par les acrobaties aériennes, la danse et les mouvements du corps qui matérialisent un futur incertain. Ce sont les marques de ces sensations extrêmes que j'ai essentiellement recherchées lors de mes travaux préparatoires à cette installation. J'ai recherché les évènements qui ont précédé la publication du Manifeste Futuriste et la première expo du groupe à Paris. À la base, je recherchais s'il y avait quelque chose qui avait pu provoquer tout cela. Puis, en commençant mes recherches sur les principaux protagonistes du Mouvement, j'ai décidé de m'intéresser à tous les aspects du genre. En premier lieu, la photographie, puis la peinture, le design, les performances et enfin le son et les écrits.

Auparavant, en collaboration avec Brice Leboucq, tu as conçu la bande-son de Diaspora, l'exposition sensorielle sur les peuples d'Afrique mise en place par la réalisatrice Claire Denis au musée du quai Branly en octobre 2007…
C'était une merveilleuse expérience que de travailler avec Claire, Brice et les autres. L'espace qui nous était alloué était très grand, donc j'ai pensé à créer des compositions qui seraient mises en valeur par l'écho de ce hall. Tous les morceaux ont été faits sur une même structure, une même clé et tonalité. De sorte que lorsqu'on écoutait de loin, et qu'on entendait les divers sons, tout était au même niveau, sur le même ton. Cela faisait référence à l'harmonie de la communication animale dans les forêts ou la jungle. Quelque chose d'exotique… Pour moi, c'est un sujet un peu bizarre. Il me reste encore à découvrir où commence mon arbre généalogique et comment il a évolué pendant les dernières générations. Donc, si on considère la diaspora humaine, je me suis concentré principalement sur les sons qu'on entendait au tout début de la vie humaine sur cette planète.

Cela dit, pour ma part, je ne peux m'empêcher de constater que si l'on mentionne toujours l'Afrique lorsque l'on parle de rythme, en revanche, en termes de musique électronique, ce continent est absent. Tout comme l'Inde. La scène est dominée par l'Europe, les États-Unis et le Japon… Quel est ton sentiment face à cette réalité ?
Je pense tout d'abord qu'il faudrait assumer le simple fait que les instruments "plug & play" actuels ne sont pas en soi suffisants pour conclure à l'hégémonie des Européens, Américains et Japonais. La réalité, c'est qu'il y a des musiciens en Afrique et en Inde qui composent et jouent de la musique électronique, mais seulement ça ne rentre pas dans nos playlists, ce n'est pas "capté par nos radars"… Et pourtant, si l'on considère des endroits comme Goa et son influence depuis plusieurs décennies ou bien les productions incroyables du Nigéria et d'autres pays d'Afrique, des Caraïbes et d'Amérique du Sud, on comprend aisément que la musique électronique n'est pas l'apanage des Européens, Américains et Japonais. L'influence de ces pays prend des chemins très complexes, qu'il est pratiquement impossible à cartographier, mais en tant que musicien qui recherche constamment la nouveauté, je désignerai toujours les cultures indiennes et africaines comme étant celles qui transcendent la norme.

propos recueillis par Laurent Diouf
publié dans MCD #52, mai-juin 2009

(1) cf. chronique du DVD / MCD #25
(2) DJ Spooky's Rebirth Of A Nation (DVD, Starz / Anchor Bay)

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