David Toop

ou comment surfer sur un océan de sonorités

Écrire et parler de musique hors des engouements éphémères, hors des "pavillons" de complaisance, hors des coups de promo planifiés par les majors, hors des rédacteurs en chef (ni Dieu, ni maître), est presque devenue une activité clandestine. Faisant preuve d'une intégrité exemplaire, David Toop cartographie les courants fondamentaux de la musique actuelle; que celle-ci soit électronique ou acoustique. Par courants, il faut entendre les styles qui résistent à toute tentative de normalisation, de rationalisation, de définition. Ou plutôt qui se jouent des normes et recyclent d'autres styles, d'autres harmonies, d'autres cultures, d'autres histoires… Synergie et "cré-activité" permanente. Ce processus se retrouve à l'œuvre dans quatre grands pôles musicaux : la musique contemporaine (avec Debussy dans le rôle d'explorateur), le jazz (la musique classique du XXème siècle), le dub (une des premières musique mutante) et l'ambient (avec Brian Eno en théoricien de cette aventure intérieure…). Dans Ocean Of Sound — dont les éditions Kargo / L'Éclat nous offrent enfin la traduction française — David Toop nous relate, au travers de son itinéraire personnel, les ramifications qui président au développement de ces musiques protéiformes, tel un griot des temps modernes.

Du haut de son expérience, cinquante ans d'épopée musicale vous contemplent : j’ai commencé par jouer de la guitare en faisant des reprises instrumentales de groupes qui étaient connus à la fin des années 50s, début 60. Cela m'a conduit vers le blues, le free-jazz, le rock expérimental. Après le lycée, j'ai fait les Beaux-Arts ce qui ne m'a pas empêché de continuer de jouer. Durant les années 70s, je faisais de la musique improvisée et j'ai commencé à co-publier des magazines (Musics, Collusion). Puis j'ai joué sur des disques de pop et de dub. Notamment avec The Flying Lizards et Prince Far I (cf. Cry Tuff Dub Encounters Ch. III). Ensuite, j'ai commencé à produire des disques (celui de Frank Chickens, par exemple). Dans les années 80s, je me suis tourné vers la critique musicale. J'ai écrit mon premier livre, Rap Attack, en 1984. Depuis le milieu des années 90s, je suis devenu journaliste spécialisé auprès de nombreux journaux et magazines, mais je me suis surtout beaucoup investi dans l'écriture de mon second livre, Ocean Of Sound. Je savais depuis longtemps que je devais rejouer de la musique et écrire de manière plus conséquente, plus "sérieuse". Désormais, je partage mon temps entre la composition, l'écriture, la lecture, l'enseignement, l'édition, des performances / expositions et mes activités de journaliste.

Face à un tel foisonnement, on ne peut s'empêcher de penser à un autre personnage multicarte, à la fois journaliste-écrivain et DJ-musicien : DJ Spooky. Mais David Toop récuse le parallèle : Je ne suis pas comme lui ne serait-ce parce que j'ai commencé à jouer de la musique selon une voie plus "traditionnelle" qui m'a permis rapidement de bifurquer vers une démarche plus expérimentale. Une des raisons pour lesquelles j'écris tient au fait que j'ai toujours analysé instinctivement les situations musicales auxquelles j'étais confronté, tout comme celles auxquelles je participais. Parfois, je suis impliqué. En particulier dans le domaine des musiques expérimentales et/ou improvisées. Mais il arrive aussi que je sois complètement détaché. Par exemple envers le hip-hop et d'autres formes de musiques black [African-American music]. Au final, j'approche ces deux aspects des choses avec la même passion parce que je m'intéresse à la façon, complexe, dont ces courants musicaux émergent puis se développent. Après tout, c'est une histoire culturelle autour d'un domaine qui m'affecte profondément.

C'est en effet un tableau historique à entrées multiples que David Toop brosse dans son livre. Une histoire subjective, revendiquée comme telle. Une histoire émotive, réflexive. Une histoire de métamorphoses technologiques où les "silences radio" de John Cage rejoignent les cacophonies téléphoniques de Robin Rimbaud. Fluxus, not dead ? Une histoire d'impressions, de collages… Une histoire de codes identitaires et de déterminations socio-économiques. Une histoire de correspondances baudelairiennes où les odeurs corporelles se mêlent à des luminescences spirituelles, où des "bruits de fond" agissent comme des capteurs sensoriels. Une histoire événementielle, mais aussi structurelle. Une histoire individuelle et collective que l'on appréhende au travers de ses souvenirs. Ceux des premiers sets de Biosphere qu'il nous fait, littéralement, revivre avec une acuité rare (We had a dream last night…). Ceux des premiers chill-out, ces "reposoirs" calqués "inconsciemment" sur le principe des acid-tests où l'ambient a pris son essor. Ce terme renvoyant à un environnement sonore plus qu'à un style bien précis, à une manière d'écouter plus qu'à une période isolée.

L'ambient est un état d'esprit. Une façon de concevoir la musique en s'affranchissant des codes édictés par les dancefloors dont le credo se résume souvent à balancer n'importe quelle source sonore dans le mix et faire le raccord avec les rythmes en cas de disparité. Mais que se passerait-il si l'on supprimait ces rythmes, si l'on baissait le volume, si l'on faisait varier le tempo ou qu'on le faisait descendre jusqu'à l'état statique, et si l'on poussait la diversité à l'extrême ? [p. 73]. The Orb furent les premiers à répondre à cette question : l'ambient est une musique "accueillante" comme le dub qui en est en quelque sorte la "version" chamanique. La basse assurant la pulsation primordiale qui prélude à la trance hypnotique [cf. p. 123 / 133]. Et si Ocean Of Sound n'était finalement pas un recueil de pensées sur la musique, mais des "anti-mémoires"… C'est vraiment un livre très personnel sur le fait d'écouter de la musique, sur les divergences et/ou convergences de l'histoire musicale récente. Le 20ème et, maintenant, le 21ème siècle sont, aussi, très compliqués musicalement. L'univers musical est un territoire morcelé et j'ai voulu en établir le tracé. Pour aider, guider, le public dans ce labyrinthe d'émotions acoustiques. En dernière instance, Ocean Of Sound, est peut-être le "livre des interactions"…

Laurent Diouf
correspondance électronique, 17 Décembre 2000

David Toop, Ocean Of Sound : ambient music, mondes imaginaires et voix de l'éther (Kargo / L'Éclat, 2000)

Lien Permanent pour cet article : http://www.wtm-paris.com/david-toop/