À l’assaut du ciel

les artistes à la conquête de l'espace

L'art s'est toujours inspiré du cosmos. Mais c'est bien après la fin du programme Apollo que les artistes ont vraiment commencé à tutoyer les étoiles. Désormais, pour la création artistique aussi l'espace est une "nouvelle frontière".

Quadrature, Orbits, 2016. Photo: © Ars Electronica (Tom Mesic & Martin Hieslmair)

L'exploration spatiale a longtemps été un domaine exclusivement réservé aux militaires et aux scientifiques. Les choses ont changé avec l'arrivée du numérique qui transforme les données de la recherche en matériau artistique possible ainsi que la mise en place de laboratoires art/science. À commencer par celui du CNES (Centre National d'Études Spatiales) à l'origine du festival Sidération entièrement dédié à des performances et installations sous influence spatiale… À cela s'ajoute l'ouverture à un public restreint des vols paraboliques permettant un ressenti de la gravité zéro et, partant de là, d'extrapoler de nouvelles pistes créatives.

L'utilisation des données scientifiques et leur conversion en "objet d'art potentiel" est un phénomène assez récent. Emblématique de cette collusion "art/science", le duo Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand s'arroge, par exemple, des processus biochimiques et principes physiques pour les magnifier dans des dispositifs. Ainsi, ils utilisent le phénomène de photophorèse pour animer, sous les impulsions bleutées d’un laser, de la poussière de diamant piégée dans une chambre à vide (Photonic wind, 2013). Une illustration de ce qui se passe à l’échelle cosmique avec le "vent photonique"; ce tourbillon de poussière interstellaire mu par la lumière des étoiles et qui est à l’origine de la formation des planètes.

D'autres installations d'Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand reposent sur des phénomènes planétaires (Transit Of Venus, 2004), des champs de forces (Orbihedron, 2017), des flux et des lumières cosmiques… C'est aussi le cas avec Félicie d'Estienne d'Orves pour sa série de sculptures lumineuses Light Standard (2016), où chaque "étalon de lumière" est lié à un objet du système solaire. L'intensité variant selon le temps que la lumière met pour nous parvenir (8 minutes depuis le Soleil, plus de 4 heures pour Neptune). On se souvient aussi de son dispositif audio-visuel EXO (2015), où des lasers étaient pointés en direction de centaines de corps célestes, révélant ainsi une carte du ciel insoupçonnée.

Félicie d'Estienne d'Orves, EXO, audiovisual installation, mix média, 2015. Photo: D.R.

Tels de nouveaux navigateurs, les artistes focalisent sur la lumière "résiduelle" des étoiles : au travers d'installations spectrales comme Cosmic Dust et 163.000 Light Years (2016), de mises en scène monumentales (Galaxy Forming Along Filaments…, 2009), Tomás Saraceno nous fait prendre conscience de l'immensité intersidérale dans laquelle nous sommes plongés. Avec son installation Unfold (2016), Ryoichi Kurokawa nous entraîne également aux confins de la galaxie, avec une "mise en scène" des données recueillies par le télescope spatial Herschel sur la formation des étoiles. De cet amas stellaire brut, Ryoichi Kurokawa fait un ballet géométrique et sonore projeté sur 3 panneaux englobants notre champ de vision.

Hors des télescopes, l'exploration des confins du système solaire a commencé avec les sondes Pioneer X et XI lancées en 1972-73, puis Voyager 1 et 2 lancées en 1977. Rémi Tamburini réinterprète une partie du fameux message pictural apposé sur les sondes Pionneer représentant l'humanité, un atome d'hydrogène, le système solaire et sa position par rapport à des pulsars qu'il symbolise par des néons disposés en étoiles (Neon Pulsar, 2010-2011). On retrouve ce signe sur le disque d'or gravé pour les sondes Voyager. Ce sont les engins d'origine terrestre les plus éloignés, photographiés une dernière fois il y a près de 15 ans : actuellement, Voyager 1 se trouve à 136,63 UA (i.e. 20,43 milliards de km). Sa sœur jumelle Voyager 2 à "seulement" 112,64 UA sur une ellipse différente.

Les artistes Špela Petrič, Miha Turšič, Dunja Zupančič et Dragan Živadin ont développé une série d'installations assez minimalistes autour de Voyager; matérialisant le trajet, la position, etc. de la sonde par des lumières, sons et aplats de couleurs (Voyager/ Non-human agents, 2013-2014). Le collectif Berlinois Quadrature s'est également emparé de Voyager avec deux machines qui pointent leurs bras robotiques en direction de leurs positions comme un appel muet (Voyager, 2015). Si les sondes s'éloignent de plus en plus, en revanche les satellites se rapprochent, sont de plus en plus nombreux en orbite basse ou haute. Et la multiplication de ces artefacts commence à poser problème.

Rémi Tamburini, Néon pulsar, 2010-2011. Photo: D.R.

C'est ce que matérialise également Quadrature grâce à un dispositif qui rappelle Robotalab et les calligraphies tracées par un robot industriel reconfiguré (cf. Bios [bible]). En temps réel, un crayonné rend visibles sur un atlas les multiples passages des satellites qui tournent au-dessus de nos têtes (Satelliten, 2015). Sur ce principe, ce collectif propose aussi une autre installation qui se prolonge d'une performance AV (Orbits, 2016). Dans cette configuration, les dérives orbitales des satellites tissent littéralement des lignes, comme de multiples fils d'Ariane, qui peu à peu s'étoffent et forment une pelote inextricable dans laquelle le spectateur se retrouve complètement immergé.

Passons sur les nombreux "projets artistiques satellisés", du type Keo que portait l'artiste-géophysicien Jean-Marc Philippe aujourd'hui disparu. Soit l'envoi de messages par satellite à destination… des terriens ! Le retour sur investissement sémantique étant théoriquement garanti 50 000 ans après le lancement… Revenons un peu sur terre : Richard Clar attire notre attention sur la pollution et dangerosité des débris spatiaux avec son installation multimédia 3D, Collision II (2003). Mais il n'y a pas que les télescopes, les sondes et les satellites qui tournent dangereusement au-dessus de nos têtes. Depuis 1961, les hommes sont aussi en orbite.

Et les femmes. La Compagnie Full Petal Machine rend hommage à la première cosmonaute Valentina Terechkova, au travers d'une performance où se mêle vidéo et scénographie (Protocole V.A.L.E.N.T.I.N.A, 2017). Sur ce registre, Aleksandra Mir a consacré une allégorie à la première femme (qui aurait pu aller) sur la lune dans une intervention sur une plage qui tenait autant du land-art que de la performance-vidéo (First Woman On The Moon, 1999).

Compagnie Laïka (Lea Tarral, Judith de Laubier, Victoria Vandermeersch et Cyril Brossard), Love Capsule, 2017. Photo: D.R.

La bien nommée Compagnie Laïka va plus loin en imaginant une Love Capsule (2016-). Avec cette conférence gesticulée qui fait suite à un précédent travail du même ordre sur les débuts de la conquête spatiale (Si un chien l'a fait, pourquoi pas moi, 2015), il s'agit de questionner l'habitat et la vie quotidienne des cosmonautes, de se livrer à des spéculations artistiques sur le fantasme d'une sexualité en apesanteur, avec les problèmes logistiques que l'on imagine (prévoir un harnais…); reprenant ainsi une des fumeuses élucubrations du réseau informel d'"artivistes" réunit sous le sigle A.A.A. (Association des Astronautes Autonomes).

Que ce soit des maquettes et des marionnettes avec Bertrand Dezoteux (En attendant Mars, 2017), de la scénographie avec Rémi Mort, Samy El Ghassasy & Thierry Gilotte (La hauteur d'un ciel, 2016), du found-footage avec Laura Gozlan (A Thousand Miles Below, 2013; Farewell Settler, 2013), des performances AV pour Addictive TV (Space out) et Aural Float (la série chill-out Space Night), ou bien encore des applis avec Tom Sachs (A Space Program, 2000-2017) : c'est une histoire esthétique de la conquête spatiale qui se dessine grâce à cet arraisonnement artistique.

Mais jusque là, nous sommes dans la simulation, l'extrapolation, l'abstraction. Reste aux artistes à éprouver les joies de l'apesanteur dans des espaces confinés. C'est chose faite depuis que les vols paraboliques sont (presque) devenus des open-space. En 20 ans Kitsou Dubois, "chorégraphe de l'apesanteur", a multiplié les expériences en gravité zéro. Pour la danse, la microgravité autorise des mouvements inédits, apporte une fluidité et une liberté des corps, permet de trouver d'autres points d'appui, des lignes de fuite, etc. pour des spectacles terrestres. Cet "art de voler" (pour reprendre le titre de son webdocumentaire) est aussi pratiqué par Jeanne Morel de la Compagnie Vulpès qui a bénéficié d'une "résidence en impesanteur" pour préparer une future performance.

Si la danse reste le "produit phare" des vols Zero G, d'autres expériences artistiques sont possibles. Co-fondateur du ZGAC (Zero Gravity Arts Consortium, structure pour promouvoir l'art dans l'espace), Frank Pietronigro entreprend de peindre dans cet environnement. En matière de spectacle vivant, le meilleur exemple est celui du projet Cosmokinetic Cabinet Noordung de Dragan Živadinov. Ce Slovène cofondateur du très controversé collectif NSK (Neue Slowenische Kunst, auquel est affiilié le groupe indus Laibach), a réalisé une performance théâtrale, Biomechanical Noordung, à bord de l'avion russe Ilouchine MDK 76 en 1999.

Marcel.i Antunez Roca, Extremophiles: Surviving in Space, Project Daedalus, 2003. Photo: D.R.

Bardé d'un "exosquelette", Marcel.I Antunez Roca (qui pour sa part participé à l'aventure de La Fura del Baus) a testé une performance mécatronique dans des conditions similaires. Autre performance qui réalise un rêve millénaire, celui de léviter sur un tapis volant au son d'une flûte envoûtante : Zero Genie de Jem Finer & Ansuman Biswas. Flow Motion — duo plus connu sous le nom de Hallucinator qui a émargé sur Chain Reaction, le label fondateur de la mouvance dub-techno — a enregistré des sons dans un avion Zero G pour les remixer ensuite dans une création sonore intitulée Kosmos In Blue.

Artiste inspiré par le cosmos et l'espace pour ces sculptures lumineuses et sonores, Takuro Osaka prend la problématique de l'apesanteur à contre-pied : il utilise le contexte du vol parabolique comme "environnement" pour sa sculpture Sound Wave, qui alterne différents "comportements" selon que l'appareil se trouve ou non soumis à la gravité. Mais seul le personnel naviguant, les techniciens et assistants, ainsi que les autres artistes invités peuvent regarder, se confronter directement à ses œuvres ou performances éphémères. Le spectateur doit, par contre, se contenter d'une restitution vidéo ou d'un "produit" dérivé. Une question se pose : à qui s'adresse cet art de l'espace ?

Graphiste, cinéaste puis plasticien d'avant-garde né en 1927, Pierre Comte est le véritable théoricien du "space art" ("art spatial" ou "art de l'espace", attention au faux ami…) qu'il découvre en 1979. Il tente de répondre à cette question en permutant les termes de l'équation pour déployer sa démarche artistique sur trois axes : "terre-espace", "espace-terre" et "espace-espace". Soit en proposant des projets visibles par les satellites ou par les astronautes, à la manière des géoglyphes de Nazca. Ou, inversement, des projets générés par les satellites ou par les astronautes pour les terriens. Et enfin des projets par et pour les astronautes, ou du moins uniquement ancrés dans un contexte spatial.

Arthur Woods, Cosmic Dancer — le cosmonaute Alexander Polischuk dansant avec Cosmic Dancer dans la station MIR, 1993. Photo: D.R.

Cette dernière proposition préfigurant, par exemple, Inner Telescope réalisé par Eduardo Kac pour/avec Thomas Pesquet qui se trouve actuellement à bord de l'ISS. C'est une sorte d'origami "3D" dessinant le mot "MOI" selon ses dérives en apesanteur. En 1993, c'est un drôle d'objet vert-jaune aux formes géométriques qui tournoyait dans les modules de la station MIR. Il s'agissait de la première sculpture conçue spécifiquement pour un environnement en micro-gravité, mais son concepteur Arthur Woods préférait parler d'"intervention". Intitulée Cosmic Dancer, son œuvre s'est désintégrée avec la station, lors de sa rentrée dans l'atmosphère le 23 mars 2001.

Ce projet fait aussi penser au Fallen Astronaut du sculpteur Paul Van Hoeydonck. Les formes sont là aussi géométriques, comme une poupée vaudoue stylisée. Mesurant moins de 10cm, la statuette argentée est visible sur la lune : elle a été déposée lors de la mission Apollo 15 en 1971. C'est le seul objet d'art hors de notre planète. Quoique… Selon une légende, il existerait une petite plaque de céramique, grande comme un domino, qui prend la poussière lunaire au pied du module d'Apollo 12 depuis novembre 1969. Dessus, on distingue quelques crobards comme on en trouve dans les toilettes… Censée réunir six artistes américains, dont Robert Rauschenberg et Andy Warhol (!), cette chimère est à l'initiative du sculpteur Forrest Myers (Moon Museum).

Mais pourquoi laisser aux artistes le soin de gribouiller, quand on peut si bien créer soi-même… Alexeï Leonov, premier cosmonaute à avoir effectué une sortie extra-véhiculaire dans des conditions périlleuses en 1965, est également le premier homme à avoir dessiné dans l'espace au cours de cette mission. Il s'était envolé de la cité des étoiles avec quelques crayons de couleurs, attachés ensemble pour éviter qu'ils ne flottent en apesanteur et d'un carnet à dessin. Il a réalisé le croquis coloré d'un lever de soleil vu de loin, au-dessus de la courbure terrestre… Il récidivera plus tard, lors de la rencontre Apollo-Soyouz en 1975, où il s'essaiera au portrait. À ce jour, aucun artiste n'est allé dans l'espace.

Laurent Diouf (Lityin Malaw)
publié sur Digitalarti.com, mars 2017

Paul Van Hoeydonck, Fallen Astronaut, 1971. Photo: D.R.

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