Walter Benjamin

écrits radiophoniques

Que nous apporte encore l'écoute de la radio à l'heure du streaming, des podcasts, des web-radios et du serpent de mer de la RNT (Radio Numérique Terrestre)…? Encore beaucoup de choses, si l'on en croit les chiffres d'audience régulièrement publiés par Médiatrie. Que nous apprennent toujours des textes venus du passé sur la radio…? Toujours beaucoup de choses, comme on peut le constater à la lecture des écrits radiophoniques de Walter Benjamin; plus connu pour ses considérations sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

La radio "nous parle", même si nous n'écoutons personne… C'est sur cette phrase en exergue de Theodor Adorno que s’ouvrent donc ces écrits de Walter Benjamin constitués pour la plupart de "scripts" de pièces radiophoniques dont il fût le commanditeur et l'animateur dans les années 20/30 en Allemagne (pendant la République de Weimar). Un fac-similé raturé témoigne de son exigence et du travail effectué avec, notamment, le dialoguiste Wolfgang H. Zucker. Une lettre intitulée Souvenirs d'une collaboration radiophonique nous éclaire aussi sur leurs intentions.

Sur la forme, comme on peut en juger par les archives rassemblées pour cet ouvrage, ces exercices radiophoniques se répartissent en plusieurs styles : des histoires pour enfants, des pièces (Hörspiele), modèles (Hörmodelle, i.e. maquettes) et jeux (Funkspiele). Au travers de la radio, Walter Benjamin recherche aussi à faire éclore de nouvelles formes d'expression artistique. Singulièrement ce que l'on pourrait nommer, avec un anachronisme revendiqué, une sorte de théâtre 2.0 avant l'heure et qui tire ses racines de l'œuvre de Brecht.

Où de Voltaire et de ses contes pour ce qui est de Lichtenberg, un aperçu. Une pièce axée sur la vie d'un philosophe et scientifique oublié des Lumières, Georg Christoph Lichtenberg, et qui fait intervenir des… extra-terrestres ! Plus exactement des êtres lunaires, dont un chargé du parc des machines, qui dissertent sur le comportement des hommes et la vacuité de leurs agissements, cinq ans avant que La Guerre des mondes d’Orson Welles ne sème la panique chez les auditeurs américains (d'où la couverture du livre). Outre la parole de l'animateur et des différents personnages, ces émissions sont sources d'expérimentations sonores. Le titre d'une de ses pièces est d'ailleurs "éloquent" : Kaspel et la radio : une histoire avec du bruit.

Sur le fond, Walter Benjamin aborde la radio sous un angle plus social, plus politique. De manière frontale sa pièce intitulée Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ? Mais toujours sur le principe de l'éveil culturel, éducatif et critique. Pas de l'assénement, ni de l'endoctrinement. En d'autres termes, pas "la voix de son maître", mais la voix de tous, pour tous. Entre conseils pratiques, genre "la vie mode d'emploi", et éléments théoriques, entre manuel du parfait animateur radio et dénonciation de ce "nouveau" moyen de communication, les lettres et réflexions fragmentaires rassemblées dans la dernière partie du livre esquissent les grandes lignes de ce qui aurait pu être sa théorie des médias.

Walter Benjamin y décrit notamment la position singulière de l'auditeur qui écoute "en aveugle" et auquel on s'adresse "en aveugle". La radio assurant une présence dans l'absence, compte-tenu de ce mode d'être des auditeurs que Benjamin qualifie de "chers invisibles" et auxquels il recommande de s'adresser comme s'il était unique. Paradoxe pour un outil de masse. Les débutants commettent l’erreur de croire qu’ils ont à tenir une conférence devant un public plus ou moins nombreux […]. Rien n’est plus faux. L’auditeur de radio est presque toujours un individu isolé, et à supposer même que vous en touchiez quelques milliers, vous n’atteindrez toujours que des individus isolés. Vous avez donc à vous comporter comme si vous parliez à un individu isolé.

Autre paradoxe (encore que…), la similitude avec notre époque concernant les travers des médias. Walter Benjamin déplore et dénonce "la marchandisation du monde", la dictature de l'audience, la vulgarité, les divertissements décérébrés, l'hermétisme des émissions culturels, l'emprise du politique, etc. Et surtout l'absence d'interactivité, de concertation entre le public et les directeurs de programme. En résumé : on de "demande" pas, on "oblige" sous prétexte d'offrir… Avec en retour, et une fois encore avant l'heure, un phénomène de "zapping". La notion stupide d’"offre" présentée domine le champ presque sans contestation. Cette absurdité a conduit à ce que, après des années de pratique, le public, totalement délaissé, en soit resté plus ou moins réduit au sabotage (à éteindre le poste).

Laurent Diouf

Walter Benjamin, Écrits radiophoniques (Éditions Allia, mars 2014)

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