De l’illusion

comme mode d’appréhension de la réalité

En jouant sur les multiples sens du mot « virtuel », nous avons pensé un temps faire un édito dans lequel chacun pourrait se projeter, s’immerger, tourner autour des mots, s’approprier les lignes de codes… La solution nous est apparue dans sa fausse évidence, genre blague potache : pour faire un édito virtuel, il ne fallait pas faire d’édito du tout. La page blanche. Sans angoisse…

Un moment d’absence dont nous sommes bien vite revenus, d’autant que le virtuel est souvent synonyme de présence ; fut-ce une présence immatérielle. Et la nature à horreur du vide, comme chacun sait. Et puis, il n’y a pas une réalité virtuelle, mais des réalités virtuelles. Des réalités augmentées, diminuées, altérées, alternées, mixtes ou non mixtes (mais toujours friendly…). Et puis le virtuel s’oppose à l’actuel, disent les deleuziens (à « l’étant » diraient les heiddeggeriens). Et puis ne dites plus « virtuel », dites « espace numérique partagé »… Et puis… Et puis…

On vit actuellement une sorte d’inflation du virtuel, rythmé par la sortie régulière de nouveaux casques et interfaces. Sans que l’on sache si cette bulle plus spéculative que technique, même si les avancées sont incontestables, débouchera sur un flop du genre télévision 3D ou, au contraire, ouvrira une nouvelle ère pour l’entertainment. Car c’est bien dans — ou plutôt, pour — ce domaine (les jeux vidéos, le cinéma) que « la machine de vision » a été relancée par les multinationales sous l’œil attentif des militaires toujours avides d’innovations. Y aura-t-il de la VR à Noël se demande la ménagère… ? Oui répondent Sony et Microsoft. Mais ce sera peut-être la libido exacerbée des geeks qui permettra de mieux pénétrer le marché, un peu comme le X pour la vidéo naguère. À suivre… En attendant, ce qui nous intéresse ce n’est pas tant le high-tech, que l'imaginaire, l’esthétique et la philosophie du virtuel.

Les philosophes réfléchissent déjà depuis plus de vingt ans sur le sujet — Philippe Quéau, Le Virtuel : vertus et vertiges (1993) ; Howard Rheingold, La réalité virtuelle (1993), à qui nous empruntons le titre de cet édito ; Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ? (1995) ; etc. Des décennies plus tôt, ce sont les auteurs de science-fiction qui ont ouvert les portes de cette nouvelle perception du réel. Un des précurseurs étant Daniel Galouye avec Simulacron 3 (1964). Suivra plus tard Philip K. Dick. Et ce n’est pas un hasard si l’on retrouve son « avatar robotique » dans un des premiers vrais films de fiction en VR (I, Philip de Pierre Zandrowicz (2015). Viendra ensuite un autre grand précurseur, Neal Stephenson (Le Samouraï Virtuel, 1991). C’est du côté de la SF que l’on trouvera la meilleure définition de la réalité virtuelle. Et une mise en perspective. Gérard Klein dans une préface dont il a le secret, rappelle que la VR s’inscrit dans le droit fil de la simulation du réel (la mimesis) ou de l’invention de mondes inactuels qui semblent toujours avoir occupé l’espèce humaine.

Pour autant, même si ce qui est éprouvé par l’observateur comme une réalité, visible, audible, éventuellement tangible, demeure virtuel en ce sens qu’il ne s’agit que du résultat d’une considérable masse de calculs définissant des points dans un espace vectoriel (toujours pour citer Gérard Klein), il suffit d’avoir mis une fois un casque pour comprendre que l’impact de la VR sera au moins aussi grand que celui d’Internet. Il suffit d’avoir été une fois de l’autre côté du miroir comme Alice pour mesurer ce qui se préfigure avec la réalité virtuelle ; même si les technologies actuelles sont encore bien rudimentaires pour prétendre redéfinir notre rapport au réel. En attendant les promesses d’une nouvelle aube numérique, des projets comme l’UVS (Université Virtuelle du Sénégal) reconduisent les attentes des fausses parousies technologiques du siècle dernier (radio puis télé éducative)…

Mais bientôt nous pourrons vraiment prendre nos désirs pour la réalité. D’ailleurs, on peut déjà manifester dans le virtuel sans risquer de perdre un œil dans le cortège de tête… Demain, après-demain, nous pourrons voler comme un oiseau (simulateur Birdly, université de Zürich). Nous pourrons combiner empathie (Facebook) et ubiquité (Oculus)… Nous pourrons mieux vivre le réel en l’expérimentant dans le virtuel. Nous pourrons vivre d’autres réalités dans l’irréalité. Nous pourrons aussi transgresser sans risque. Un député britannique conservateur, forcément conservateur, mais joueur frénétique de World Of Warcraft proposait de punir les cybercriminels qui s’amusent à voler des armures, et autres artefacts du jeu, avec autant de sévérité que dans la vie réelle… Que dire des actes plus délictueux ? Quelle morale dans le virtuel ? Quelle éthique si Nicomaque n’est plus qu’un avatar ?

À bientôt dans le virtuel…

Laurent Diouf - Rédacteur en chef
éditorial de MCD #82 "Réalités Virtuelles", juillet / septembre 2016

 

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