L’art Sonore

le son comme pratique artistique

De nombreux artistes utilisent le son, les bruits, comme matériau de création. Bien que l'œil soit plus souvent sollicité (le regard, la peinture, la photo, l'écran…), l'oreille garde un statut particulier pour de nombreuses pratiques artistiques. Et le son est souvent un des ressorts des interactions qui anime l'art numérique. Installations, field recording, sculptures ou dispositifs : ce que l'on appelle "art sonore" rassemble de multiples démarches.

John Cage, partition 4'13". Photo: D.R.

Les prémices de l'art sonore s'incarnent au début du XXe siècle dans la célébration de la machine, de l'électricité et de la cybernétique naissante. Au sens strict, les avant-gardes artistiques et les futuristes se font l'écho de la "modernité machinique" (L'art des bruits de Luigi Russolo, 1913), transposent le bruit et la fureur de l'industrie (La symphonie des sirènes d'Arseny Avraamov, 1922).

La musique n'est plus synonyme de gammes et d'arpèges harmonieux, les instruments et les notes qui s'en échappent commencent à produire autre chose. Ces premières "distorsions" musicales ouvrent la voie à une approche artistique où le son est "mis en scène". De manière "théâtrale" avec la musique électroacoustique et concrète (Luc Ferrari, Lionel Marchetti), bruitiste (Pierre Schaeffer et ses Études de bruits, 1948, suivis dix ans plus tard par des Études aux objets) et composite (Edgar Varèse, Poème Électronique, 1954).

L'expérimentation et la manipulation des sons présupposent parfois des contraintes amusantes rappelant celles de l'Oulipo pour la littérature. Emblématique de cette démarche, John Cage "joue" sur le silence (4'33", "interprété" par David Tudor en 1952), les fréquences radio (Imaginary landscapes) et les instruments en eux-mêmes (piano préparé). L'art sonore devient aussi un "art du support".

Les supports d'enregistrement, d'amplification et de diffusion sont donc au service de la création sonore le plus souvent sur le mode du détournement. Ainsi, à la différence des DJs, les platinistes comme Philip Jeck, Christian Marclay ou Martin Tétrault se servent de vieux tourne-disques dont ils dérèglent la mécanique et de vinyls "customisés" (coupures, rayures, etc.). À la limite de l'archéologie des médias, Aleksander Kolkowski utilise d'antiques appareils (gramophones, cartovox). Avec Otomo Yoshihide, les disques sont concassés, parfois brûlés, et les platines désossées lors de virulentes improvisations bruitistes.

Avec les supports informatiques, les accidents matériels déjà valorisés par les platinistes se transforment en art du "bug", du glitch. Kim Cascone, Oval et une kyrielle de musiciens et de labels (Mille Plateaux, Raster Noton) exploitent le "son des machines" (clicks & cuts). Ryoji Ikeda, avec son minimalisme sublimé par une géométrie fractale combinée à des bruits blancs (Datamatics, Test Pattern, Matrix, Supersymmettry…), illustre à merveille le tournant numérique de l'art sonore qui rejoint le monde de la performance audio-visuelle (live A/V ou stage design). Purform ou Hermann Kolgen, par exemple, proposant des créations qui relèvent autant de l'installation sonore, lumineuse et visuelle.

Du détournement images (cinémix, mash-up…) — qui relève aussi par certains aspects de la création sonore — au détournement d'objet : avec la "toy music" (chiptune) ou l'art de recycler de vieilles consoles de jeu et des jouets pour enfants (comme la fameuse Dictée magique), l'art sonore flirte avec le circuit bending et l'esprit des fab-labs et hacker-spaces. Une pratique qui renvoie à celle des objets trouvés ou fabriqués. Pierre Bastien et son "Meccano" de machines jouant une kyrielle d'instruments traditionnels étant une bonne illustration de ce principe.

Jouets ou objets, l'artiste met en scène des bruits "parasites" et les mécanismes qui les génèrent, transforment toutes sortes d'artefacts en générateur de sons potentiels. Des projecteurs, des machines à coudre ou des plaques chargées d'électricité électrostatique pour Martin Messier (Projectors, Swing machine orchestra, Field). Entre performances et installations, Leif Elggren axe son travail autour de sonorités insolites — ronflements, sources lumineuses, lit-cage, fantôme dans des toilettes, ventilation, applaudissements, grincements du divan de Freud… — dont il consigne les multiples variations sur de longues pièces.

Donna Legault investit physiquement l'espace pour faire entendre l'inaudible — des basses fréquences (Subtle territory), les ondes magnétiques (imPulse) — en disposant des haut-parleurs et capteurs dans des galeries d'art, nous invitant à découvrir ou du moins à écouter différemment les sons qui nous entoure. Un fond sonore présent, mais que l'on n'entend pas et que l'on ne voit pas sans ces dispositifs. Martin Howse révèle ainsi les ondes électromagnétiques (Detektors, 2010) ou la signature acoustique du vivant en apparence "inexpressif" comme les champignons (Radio Mycelium, 2014). Pour faire entendre le bruissement de la nature, Rudy Decelière plante une forêt de fils de cuivre et haut-parleurs (1800 au total !) dans un verger (Jardins musicaux, 2009).

À l'opposé de ce "naturalisme", [The User] ont investi une friche industrielle monumentale : un vieux silo à grain désaffecté qui sert de caisse de résonnance à des sons injectés de l'extérieur, via un smartphone ou un site web dédié (Silophone, 2000). Deux autres projets du duo [The User] sont particulièrement emblématiques de l'art sonore dans sa version "détournement d'objets". D'une part leur Symphonie pour imprimantes matricielles (2004) basée sur l'amplification et l'orchestration du petit bruit des aiguilles de vieilles imprimantes alignées comme pour une parade. D'autre part, Coincidence engine (2008). Soit une arène dans laquelle le spectateur/auditeur peut s'immerger et qui renferme 1200 réveils au tic-tac entêtant, à la fois synchronisé et désynchronisé (hommage revendiqué au Poème Symphonique pour 100 métronomes de György Ligeti, 1962). Cette musique du réel est également le "ressort" de Signal Noise du collectif Lab[au] : structure circulaire qui fait "résonner" le cliquetis métallique des panneaux d'affichage d'aéroport.

D'autres artistes préfèrent exercer leur art à partir de sons bruts, de bruits non-trafiqués ou reconstruits. Les saisissants "enregistrements climatiques" de l'ex-Cabaret Voltaire, Chris Watson (Weather Report) nous font presque éprouver physiquement (froid, chaleur, vent, poussière, faune, immensité, etc.) les lieux où ont été effectuées ces captations. Éric La Casa et Cédric Peyronnet, par exemple, collectent également des sons naturels, font des relevés géographiques et relevés topographies (Zones Portuaires) avec ce même souci du détail. L'art sonore change ici de dimension pour s'ancrer dans la plénitude du réel, à la limite du documentaire. De fait, cette pratique du field-recordings est un peu "la suite" du fameux "film sans images" de Walter Ruttmann, Wochenende (1930), qui ne met en œuvre que la bande-son d'une pellicule vierge, retraçant l'environnement sonore du quotidien dans ses moindres bruits "domestiques".

Rejoignant en un sens les adeptes de field-recordings, mais sur un autre objectif de création, Herman Kolgen & David Letellier utilisent les vents de 4 lieux différents que l'on entend mugir dans un dispositif nomade et connecté (Eotone). Aérodynamiques, les quatre structures composant cette installation oscillent selon le flux du vent grâce à des capteurs et entament un dialogue en temps réel en combinant leurs harmonies plaintives qui se renouvellent sans cesse selon les conditions météorologiques. Le vent, encore, avec les architectes-designers Mike Tonkin & Anna Liu et leur sculpture tubulaire monumentale qui se dresse en plein champ comme un orgue aux formes futuriste (Panopticon: The Singing Ringing Tree, 2004). Le vent, toujours, avec Rotor de Lucien Gaudion; une installation topophonique, reposant sur une sonification de données anémométriques.

Enfin, certains artistes utilisent les sons et éléments naturels pour élaborer des artefacts sonores. Ainsi, Staalplaat SoundSystem utilise le ressac de l'eau ou de la mer pour "animer" une sorte d'orgue flottant fait de bouteilles plastiques recyclées (Plastic Souls, 2016). On notera au passage la devise de ce projet : You don't have to call it music

Cet "usage sonore du monde", pour reprendre le titre d'un livre consacré au field-recordings, permet de peindre de véritables paysages sonores (la notion de soundscape chère à R. Murray Schafer). Ces prises de son peuvent aussi donner lieu à une narration, se transformant en véritable "cinéma pour l'oreille" : Cityscape de Justin Bennett, Landscape In Metamorphoses et Elegy For Bangalore : from eye contact with the city de Budhaditya Chattopadhyay qui se décline en version audio et installation vidéo…

Ce travail sur le son des villes trouve son point d'origine dans l'installation Time Square de Max Neuhaus (1977). Une véritable carte postale audio (en temps réel jusqu'en 1992, repris en 2002 !) de ce carrefour bruyant de New York. Précuseur, cet artiste-musicien proposait en 1966 une déambulation sonore (soundwalk), à la manière d'un happening, sur la force d'injonction d'un seul mot : Listen ! Cette référence nous renvoie vers une forme plus "concrète" de l'art sonore : celle des parcours.

Au long cours, avec le collectif Soundwalk justement, qui nous offre des promenades sonores au cœur de la forêt amazonienne, dans les rues de Paris ou à la frontière russo-géorgienne. En immersion dans un milieu hostile avec Magali Daniaux & Cédric Pigot et leur série de contes "écrits" au fin fond de la mer de Barents (Cyclone Kingkrab & Piper sygma), ou à la manière d'une pièce radiophonique géolocalisée (Artic Tactic). Une écoute in situ avec Collectif Mu qui invite le public à une découverte sonore du canal de l'Ourcq au gré de dispositifs et propositions artistiques disposés en plusieurs endroits (Bande originale). Au cœur de la ville, à Mons (Belgique), grâce au festival international d'arts sonores City Sonic qui proposent un parcours audio urbain jalonné d'installations, de performances, etc.

Au-delà de créations spécifiques, le mobilier urbain, l'architecture et l'infrastructure d'une ville peuvent aussi devenir en tant que tels le support d'une installation sonore. Bill Fontana utilise depuis près de 50 ans des monuments et lieux emblématiques pour ses sculptures sonores. En 2006, grâce à des capteurs, il a saisi la "musicalité" du Millenium Bridge à Londres. Détail : cette passerelle mène à la Tate Modern. La petite musique de sa charpente métallique, qui se révèle au passage des piétons et cyclistes, était amplifiée et diffusée dans une salle de ce prestigieux musée.

Jouant aussi sur l'interactivité son/présence, Rafael Lozano-Hemmer utilise des ondes radio pour interagir avec l'ombre portée des spectateurs qui se placent devant son dispositif baptisé Frequency and volume (2003). Enfin, ultime déclinaison de l'art sonore sur le mode art / science, Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand ont par exemple utilisé le phénomène de "sono-luminescence" — comme une expérience de laboratoire — pour visualiser et dessiner des formes mouvantes et colorées générées par des ultra-sons (Camera Lucida).

Laurent Diouf (Lityin Malaw)
publié sur Digitalarti.com, décembre 2016

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