La Main Verte

art numérique et botanique

Les pratiques artistiques liées à la vidéo, à la robotique et aux bio-technologies ont complètement changé notre perception esthétique de la nature. Nous sommes passés de la représentation d'une "nature morte" à l'utilisation d'un matériau vivant. Aperçu de quelques œuvres où le digital se mêle au végétal.

Gilberto Esparza, Plantas Autofotosintéticas, 2013-2014. Photo: D.R.

Alerte écologique
En phase avec notre époque, les artistes sont aussi devenus des vigies, parfois pirates… Les enjeux liés à l'écologie et au changement climatique ont vu surgir de nombreuses initiatives artistiques engagées en ce sens. Alexandra Regan Toland nous alerte sur la valeur des fleurs dans notre éco-système urbain en photographiant leurs pistils et collectant la poussière de leurs spores au bord des rues de Linz. Baptisé Dust Blooms : a research narrative in artistic ecology, ce projet a fait l'objet d'une présentation dans la catégorie Hybrid Art lors de l'édition 2017 d'Ars Electronica.

Le duo YoHa (Graham Harwood & Matsuko Yokokoji) fait partie de ces activistes qui documentent, dénoncent et exposent les dégradations du milieu naturel. Leur projet Wrecked on the Intertidal Zone est en quelque sorte une "tentative d'épuisement d'un lieu"; en l'occurrence l'estuaire de la Tamise, dont ils recensent méticuleusement la flore, les déchets, la boue, les épaves… Le collectif Crital Art Ensemble, également partie prenante dans ce projet et dont on connaît le combat contre "la raison économique", s'est par ailleurs mobilisé contre les OGM par le biais d'une performance où le public était invité à tester fruits, légumes et denrées alimentaires (Free Range Grain, 2003-2004).

YoHa, Wrecked on the Intertidal Zone. Photo: D.R.

Mauvaise graine
C'est autour de cette problématique du risque alimentaire qu'est né le projet pharaonique de coffre-fort enterré dans les glaces aux confins de la Norvège, avec près d'un million de semences conservées depuis 2008, pour l'éternité, à l'abri de toute catastrophe humaine ou naturelle. En théorie… En 2016, le réchauffement climatique a entraîné la fonte du permafrost, et la galerie d'accès à cette "Arche de Noé végétale" a été inondée… C'est devant cette entrée interdite au public que Magali Daniaux & Cédric Pigot ont réalisé une intervention (un sitting), puis mis en ligne un inventaire du lieu et du contexte dans lequel il s'inscrit (vidéo, son, textes), et un dispositif 3D montrant comme une allégorie des tunnels désespérément vides comme la fin des temps (Svalbard Global Seed). Dans cet esprit de conservation, ils ont aussi initié un autre projet visant cette fois à collecter des végétaux au gré des endroits où ils sont amenés à travailler (The First Garden, 2015).

Magali Daniaux & Cédric Pigot s'inspirent des stratégies végétales pour imaginer des modèles de société [avec] l’idée que la flore, de par son immobilité active, sa plasticité et son adaptabilité, pouvait être considérée comme un modèle pertinent pour envisager de nouveaux schémas économiques et sociaux. C'est également la philosophie de l'exposition Vegetation as a Political Agent qui a eu lieu à Turin en 2014-2015 à l'initiative de l'artiste Piero Gilardi, prolongeant les réflexions et actions d'artistes, d'activistes, d'architectes et de théoriciens sur le sujet.

Dans ce cadre de cette manifestation, avec son intervention qui tient du land-art — un space invader formé par un massif de fleurs — Dan Halter attire l'attention du public sur la prolifération des espèces invasives (Mesembryanthemum Space Invader, 2014). Il est aussi question d'invasion, plus exactement de colonisation des espèces vivantes, avec Inès Doujak qui reprend le packaging et les codes des sachets de graines pour dénoncer le vol — la biopiraterie — opéré par les multinationales avec leurs brevets et les manipulations génétiques (Siegesgärten, 2007).

Roots & cyberculture
Malgré tout le monde végétal nous semble familier. Et pourtant c'est un monde plein de mystères. La photo, la vidéo et la modélisation 3D permettent d'en révéler la face obscure. Ainsi Marie-Jeanne Musiol nous donne à voir l'aura des plantes, leurs empreintes lumineuses, grâce à ses photographies électromagnétiques (Nébuleuses végétales, 2005-2017). Avec une sélection de clichés naturalistes imprimés sur des supports inattendus (plexiglas, tissus, etc.), la photographe Nathalie Jouan proposait pour sa part un voyage immersif au cœur du végétal au travers d'une installation visuelle et sonore qui réagit au comportement (série Végétale, 2005-2008).

S'appuyant sur des données fournies par Luc Foubert (chercheur en neurosciences), Mâa Berriet a élaboré un dispositif vidéo, tableau animé et saisissant qui évolue au fil des saisons, retraçant la vie d'un arbre sur une année (Arbre éveillé, 2015). Avec son animation qui défile sur un écran posé contre un pot de fleurs, Vincent Broquaire nous dévoile graphiquement les racines d'une plante, un peu comme sous l'effet d'un rayon X, tout en critiquant de manière ludique les interventions humaines sur le vivant (Micro-mondes, 2014).

ecoLogicStudio, Algae Folly, Inhuman garden, 2015. Photo: D.R.

Canopées cybernétiques et manip génétiques
Certains artistes abordent le végétal sous l'angle de la bio-chimie. Parmi les installations mettant en œuvre des réactions organiques, signalons les jardins et canopées cybernétiques conçus par le collectif ecoLogicStudio. Véritables sculptures vivantes combinant algues et structures métalliques, bio-informatique et design, équipements de laboratoire et feedbacks interactifs, ces installations complexes, "responsives", high-tech et lumineuses offre une vision du futur des plantes ornementales (H.O.R.T.U.S, 2012-2013, Algae Folly, Inhuman garden, 2015).

On retrouve ce sentiment d'anticipation devant l'impressionnant Monolithe (2015-2017) érigé par Fabien Léaustic. Référence à L'Odyssée de l'espace, cette pièce d'un vert moussu joue des transformations du phytoplancton (la version végétale du plancton) au contact de la lumière et de l'eau. Un rigorisme qui tranche avec les tubulures et dispositifs enchevêtrés de Gilberto Esparza qui utilise pourtant les mêmes réactions de photosynthèse avec des algues et des microbactéries en circuit fermé. Ce biotope artificiel et autosuffisant (Plantas Autofotosintéticas, 2013-2014) qui ressemble à une "bombe botanique" s'est vu décerner le Golden Nica Award d'Ars Electronica en 2015.

Mais la référence ultime, à ce jour, en terme de bio-art appliqué au monde végétal reste les manipulations génétiques effectuées par Eduardo Kac sur un malheureux pétunia auquel il a injecté quelques fragments de son ADN. La fleur modifiée répondant au doux nom d'Edunia exprime les gènes humains uniquement dans ses nervures rouges, la transformant visuellement en une troublante "fleur de chair"… S'inscrivant quelques années après les transformations subies par le lapin doté d'un pelage vert fluorescent (GFP Bunny, 2000), cette œuvre d'art transgénique se rattache à son projet ambitieux d'Histoire Naturelle de l'Énigme (2003-2008).

Fabien Léaustic, Monolithe, 2015-2017. Photo: D.R.

Dans leurs sourires, il y a des cactus…
Il est à noter que certaines plantes, tout symbolisme mis à part, semblent privilégiées par rapport à d'autres. Ainsi le cactus qui fait l'objet d'une installation photographique réalisée à base de scans opérés directement sur les plantes par Adrien Missika (Cactus Frottage, 2012). À l'opposé de ces images énigmatiques et fragmentées, cet artiste-voyageur a aussi conçu un cadran solaire dont l'aiguille est… une épine de cactus (Sundial, 2016).

Avec les vidéos d'Alain Fleischer (artiste, cinéaste et directeur du Fresnoy), on plonge dans une autre dimension : entre métamorphose et morphing, comme sous le coup d'une croissance accélérée, les cactus développent des formes hybrides et inquiétantes, se muent en créatures chimériques (L'apparition d'un monstre, 2016). Dans le genre, deux dispositifs répondent au même principe : dissiper des graines d'un pissenlit en soufflant sur un écran. D'une part celle d'Edmond Couchot & Michel Bret (Les pissenlits, 1990), d'autre part Sennep & YOKE qui ont repris ce principe d'interaction que l'on peut aussi activer avec un sèche-cheveu (Dandelion, 2009).

De la photosynthèse aux images de synthèse
On connaît l'importance des fleurs et de la nature dans le travail de Miguel Chevalier : Baroque & Classique (1987), Autres Natures (1996), Ultra-Nature (2005-), Sur-Natures (2007-), Fractal Flowers (2008-), Trans-Natures (2014-), Flower Power (2017-)… Au fil des différentes versions de ces œuvres, c'est toute une flore imaginaire, luxuriante, aux couleurs vives, qui parfois se diffracte ou rétracte, que l'on voit s'agiter sur écran. Des plantes et fleurs artificielles aux propriétés génératives et interactives.

Mais ce qui nous semble encore plus significatif dans ce contexte, c'est l'Herbier Virtuel Sur-Natures (2005) : Miguel Chevalier invente ainsi son propre conservatoire basé sur 18 graines virtuelles qui développent des plantes filaires qui poussent et meurent en temps réel. Une autre déclinaison de ce dispositif reprend l'apparence d'un herbier classique, sous forme de livre. Inspirée de l'Herbarius, l'antique bible des herboristes, cette œuvre génère là aussi en temps réel des "fleurs fractales" combinées à des textes également génératifs de Jean-Pierre Balpe (Herbarius "2059", 2009).

Musique des spores
Quittons le monde des écrans et du virtuel pour revenir dans le réel, avec artistes qui choisissent littéralement de se mettre à l'écoute des plantes ou de les utiliser comme instruments. Parmi les nombreuses installations sonores de ce type, citons notamment IN SITU: Sonic Greenhouse (2016) réalisée par Otso Lähdeoja & Josué Moreno qui ont transformés les serres du Jardin d'Hiver de la ville d'Helsinki en véritable sound-system naturel : sacrifiant au field recordings, ils restituent et amplifient les sons, le silence, la réverbération, la moiteur, le clapotis de l'arrosage et, selon les sections, le souffle des palmeraies, les craquements des cactus (encore…).

Martin Howse pratique une "écologie des signaux" en connectant des capteurs dans le sol, ampliant le murmure électromagnétique des arbres, des plantes et des champignons (Radio Mycelium). Avec Sketches towards an Earth Computer, il élabore une sorte de carte-mère dont les éléments sont métalliques, électroniques et surtout organiques (terreau, champignons). Les réactions chimiques de ces composants et les variations de lumière et d'humidité établissent un feedback, un "dialogue naturel" qui fonctionne comme un code informatique évolutif. Le duo Colectivo Electrobiota (Gabriela Munguía & Guadalupe Evelia Chavez) a construit une sorte d'imprimante 3D organique (Eisenia, máquina de impresión orgánica) et se met aussi à l'écoute des plantes, de l'agression sonore quelles reçoivent en milieu urbain et de leur réaction aux ondes radio (Rizosfera FM).

La communication sonore "interspecies" est également le crédo de Marie-Christine Driesen et Horia Cosmin Samoïla (Ghostlab) avec des installations qui mesurent les variations de voltage émises par une plante et les convertissent en son et lumière (Diffractions Transmutatoires, 2010). L'éventail des sons produits par les plantes et les arbres s'élargit encore grâce à Nicolas Bralet, François Collin et Sabrina Issa. Affiliés au LAAB (Laboratoire Associatif d'Art et de Botanique), ils utilisent les données atmosphériques et les flux organiques auxquels sont soumises les plantes et proposent depuis 2011 des solos, duos et plus récemment un Concerto pour montée de sève (2016-2017). Grégory Lasserre et Anaïs met den Ancxt (Scenocosme) privilégient une approche plus tactile et interactive. Caresses, frôlements et chaleur humaine déclenchent les plaintes, borborygmes et bruissements mélodiques des plantes (Phonofolium, Akousmaflore).

Fleurs mécaniques et feuilles métalliques
Rapprochant le végétal du minéral, Cécile Beau nous fait écouter le bruit microscopique de la décomposition de troncs d'arbres et des spores se disséminant dans un décor aussi abstrait que les sons ainsi restitués (Sporophore, 2014). Elle nous montre aussi ce que l'on ne voit pas, en exposant les racines d'un arbre qui se révèle être son exact opposé (L'Envers, 2010-2014). Une installation que l'on rapprochera de l'arbre inversé de Kathie Holten (Excavated Tree, 2009). Le Floating Tree de Chico MacMurtrie exhibe ses branches d'aluminium sans feuilles qui ressemblent aussi à des racines. Il s'agit d'un automate flottant en bordure de l'East River. À l'intérieur, tout un mécanisme robotique. De même pour le Growing, Rianing Tree : toujours sur un plan d'eau, mais en intérieur, un arbre décharné s'anime et réagit lentement à son environnement. Silhouette inquiétante d'un épouvantail mécanique…

Chico MacMurtrie a également un projet d'installation publique permanente à San José. C'est une sculpture monumentale qui glisse lentement sur des rails et déploie sa corolle de verre et de métal pour capter et recycler le CO2. Cette gigantesque fleur mécanique invite à réfléchir sur l'équilibre fragile de l'atmosphère qui a besoin des plantes pour contrer les effets du changement climatique (Organograph). Comment ne pas penser aussi sur le plan du mécanisme, mais à une autre échelle, au mur de Daan Roosegaarde avec feuilles métalliques qui s'entrouvrent ou se contractent au passage d'une personne (Lotus 7.0, 2010-2011).

Laura Beloff et Jonas Jørgensen mettent également des plantes en mouvement. Vus de loin, leurs dispositifs ressemblent à des séances de torture pour végétaux. En infligeant d'incessantes rotations à des pousses de sapins de Noël sous la lumière violacée d'un halogène, ils simulent partiellement des conditions de micro-gravité qui influent sur leur croissance et dénoncent aussi les sélections artificielles et le commerce des plantes (The Condition, 2015-2016).

Les robots se mettent au vert
William Victor Camilleri et Danilo Sampaio, chercheurs associés à l'Interactive Architecture Lab ont conçu tout un jardin mécanique et autonome ! Reposant sur une structure sphérique qui abrite de vraies plantes en son centre, cette installation environnementale est capable de se déplacer dans la ville en roulant sur lui-même comme le Rôdeur du Prisonnier… L'orientation se fait selon les réactions chimiques (pollution, ensoleillement, etc.) qui tendent à la diriger vers des endroits les plus propices au développement des plantes (Hortum Machina B).

Enfin, entre insecte bio-mécanique et robot exploreur martien surmonté d'un petit parterre végétal, les artefacts de Gilberto Esparza rendre leur mobilité aux plantes. Cet étrange attelage est capable de déambuler le long d'un cours d'eau pollué à la recherche de nutriments pour son propre fonctionnement et celui de la plante qu'il "héberge" (Plantas Nómadas, 2008-2013). On songe aussi à ce qu'avait proposé Scenocosme avec sa plante "augmentée" qui pouvait se déplacer, explorer son environnement immédiat, réagir au contact d'une personne, et même émettre des sons comme un animal de compagnie (Domestic plant).

Laurent Diouf (Lityin Malaw)
Digitalarti.com, décembre 2017

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