Niveau - 3 : "Do you remember the days before slavery ?"
Extérieur jour : une île. Ciel dégagé, mer calme, température élevée, végétation luxuriante. Des rivières coulent au pied des Montagnes Bleues. Ce petit paradis s’appelle "Le Pays Des Sources", Xamaica dans la langue des Arawaks. Ce peuple indien fût décimé à l’arrivée des colons espagnols. Au milieu du XVIIème siècle, ce sont les Anglais qui débarquent… Intérieur nuit : coke en stock. Dans les cales de leurs navires, des milliers d’hommes croupissent en attendant de crever dans les plantations. Il y aura des révoltes. En vain. L’esclavage finira par être aboli, mais rien n’effacera son souvenir. La Jamaïque a acquis son indépendance la même année que l’Algérie, en 1962.
Niveau - 2 : Nyabinghi.
Les descendants des esclaves optent pour le "culte de la mère patrie"… Dans toutes les Antilles, l’Afrique est mythifiée. De nouvelles religions sont apparues. En Jamaïque, cet opium du peuple Noir se nomme Rastafarisme. En résumé, un mélange de panafricanisme et de traditions bibliques. Les premiers adeptes se manifestent dès les années trente. Les purs et durs se regroupent en communautés et se réfugient sur des collines. Ces intégristes se livrent à des incantations sur des rythmes ancestraux tout en fumant comme des damnés pour s’éclaircir les idées… Nom de code de ces agapes : nyabinghi. Grounation. Des percus et du chant uniquement. C’est la toute première forme de musique associée au mouvement Rasta. De nos jours, seule une poignée de vétérans perpétue ce rituel : Ras Michaël & The Sons Of Negus, The Mystic Revelation Of Rastafari.
Niveau - 1 : Blue Beat, Ska, Rudie et Rock Steady.
Dans les années 50, le jazz et les rythmes chaloupés du calypso font vibrer les Jamaïcains. La musique obéit aux lois de la théorie de l’évolution : il n’y a pas de génération spontanée. Son histoire est faite de ruptures, de mélanges, de mutations. Après le mento, première hybridation locale, l’influence combinée de ces deux courants musicaux va successivement donner naissance au blue beat, au ska ainsi qu’au rudie – la musique des "rude boys" – puis au rock steady; plus axé sur le chant. Point commun : un tempo saccadé, scandé (skank). C’est en quelque sorte une déclinaison caraïbéenne du rock. Ces tendances vont secouer la Jamaïque pratiquement jusqu’à la fin des années 60. Prince Buster, Desmond Decker, The Ethiopians, Don Drummond et les Skatalites en furent les ambassadeurs tout comme Toots & The Maytals et Jimmy Cliff à leurs débuts. Curieusement, seul le ska fera l’objet d’un revival.
Niveau 0 : "Roots, Rock, Reggae".
L’émergence d’un nouveau genre musical peut aussi reposer en partie sur une accélération du rythme. Le reggae est né du phénomène inverse. Comparé au ska et au blue beat, la section rythmique est beaucoup plus lente. Nonchalante… La basse est mise en valeur. La "lead guitar" et/ou les claviers donnent le "la". Les vocaux sont omniprésents. Une configuration qui rappelle aussi celle de la soul et du rhythm-n-blues. Ce changement de ton va trouver son point d’équilibre aux débuts des années 70. De ce fait, le reggae peut aussi être considéré comme une forme de "protest song". Les textes sont très revendicatifs et expriment une vision socio-politique, mais surtout religieuse du monde. Le rastafarisme a enfin trouvé sa tribune. Plaintif et gémissant (Burning Spear), mystique et soi-disant prophétique (Bob Marley) ou bien mielleux et sirupeux pour les "lovers" (Gregory Isaacs), le reggae véhicule les "cantiques" des rastas.
Niveau 1 : Sound-System
Longtemps avant que les majors s’en emparent, l’essentiel des productions reggae paraît sur des 45 T édités par Studio One, Tuff Gong, etc. Au dos, c’est-à-dire sur la face B, on trouve généralement la version instrumentale du morceau. Ces versions sont utilisées dans les sound-systems. À la base, ces sonos itinérantes sont chargées de diffuser la "bonne" parole du reggae dans les ghettos. Avec des moyens rudimentaires, mais efficaces. Une efficacité que l’on mesure selon la dimension des enceintes… Cette mission est régie avec soin par un M.C. (Maître de Cérémonie) qui coordonne les gestes du Selector et de l’Operator. Le DJ a alors le choix entre re-doubler les vocaux (dubbing) et/ou improviser des chroniques sociales sur l’instrumental (toast). Les pionniers font désormais partie de la légende, tels les sound-systems de Duke Reid, de Clement Dodd (Downbeat) et les toasters Count Machuki, King Stitt (The ugly one) et U Roy par exemple.
Niveau 2 : Dub.
La "culture club" est désormais en marche… Les sound-systems se multiplient comme des petits pains. Ce qui fait la différence, c’est le son. Bass in your face ! Des duels sont même organisés (sound clash). Mais pour que les DJs puissent se battre, il faut des armes. Alors les ingénieurs du son commencent à re-travailler le reggae. La basse et la batterie sont mises en avant. Les vocaux sont atténués, dispersés par le mixage. Ce n’est plus simplement des versions instrumentales, c’est autre chose… Quelque chose de plus fort : du dub ! En poussant les techniques de studio et d’enregistrement jusqu’à leur paroxysme, ces bricoleurs de génie viennent de créer un genre à part entière. Le dub va d’abord circuler via des tests-pressing, des dub-plates spécialement pressés pour les sound-systems. En langage techno, on appelle cela des white-labels…
Niveau 3 : Dub Masters.
Les premiers albums "strictement" dub reflètent la folie créatrice des leaders de cette révolution musicale : "Dub Gones Crazy". Considéré comme le père fondateur, King Tubby campe dans son studio Home Town Hi Fi en compagnie de deux autres dub masters : Lee "scratch" Perry et Bunny Lee. En 1973/74, ils jouent pour la première fois sur les effets stéréo en utilisant de la distorsion : "Blackboard Jungle Dub". Autres pionniers : Errol T, Keith Hudson ("Pick A Dub"), Joe Gibbs ("African Dub"), etc. Plus tard, de son côté, Lee Perry sera le premier à faire résonner la réverbe dans son Black Art Studio. Toutes les possibilités des techniques de mixage sont méthodiquement explorées : cuts, ré-équalisation des graves et des aigus, etc. Un jeu de pistes… Au fil des innovations, les albums se déclinent en chapitres et en parties. D’un disque à l’autre, les thèmes et les riddims sont repris et modifiés : l’ère du re-mix commence...
Niveau 4 : Dubwise.
L’heure de l’émancipation a sonné. Prince Jammy et Scientist incarnent la deuxième génération de dubmasters avec Peter Chemist, Dr. Alimantado, The Revolutionnaries, The Twinkle Brothers, Augustus Pablo, Niney The Observer, Yabby U, etc. Leur règne s’étale de la fin des années 70 au début des années 80. Leur dub est toujours roots, mais la culture a changé… L’informatique et les jeux vidéos ont fait leur apparition : "Scientist encounters Pacman" et "Prince Jammy destroys The Invaders". La technologie a également évolué. Le son est plus étoffé. Chaque album est un catalogue d’effets spéciaux : écho, fader, delay, etc. Le mixage est plus fouillé. La structure des morceaux est en perpétuelle ébullition : breaks et contre-temps pour relancer le tempo, boucles sur les voix pour colorer les compositions (dubwise). Plus hypnotique que jamais, le dub a atteint un point de non-retour.
Niveau 5 : "War Inna Babylon".
1ère, 2ème, 3ème génération… Colonisation oblige, la communauté jamaïcaine est fortement représentée en Angleterre. Au contact de l’Occident, le reggae devient urbain. Le rythme est un peu plus rapide. Les sonorités sont plus "rock". Steel Pulse, Aswad et Black Uhuru symbolisent cette période. Impossible de mentionner ces derniers sans parler de Sly & Robbie. Tout comme les Roots Radics, ces piliers de studio ont participé à une multitude de productions. Ce duo a aussi réalisé de nombreux albums dub; réglés comme des mécaniques de précision, sans temps morts ("The summit", "Taxi gang"). Basse / batterie oblige, le fonctionnement en tandem se perpétue : Steelie & Cleevie, Mafia & Fluxy. Mais la jungle des villes abrite des ghettos. Les Rastas se heurtent à Babylone… Des émeutes éclatent ! Elles n’ont rien à envier à la guérilla urbaine que mènent alors les autonomes Allemands : "Handsworth revolution"…
Niveau 6 : Punky-Reggae Party.
Les punks en sont verts de jalousie… Clash les somment de rentrer dans la danse ("White riot"). Anarchy in UK ! Quoi qu’il en soit, ceux ont eux qui vont amener les visages pâles vers le reggae. The Ruts, The Slits, Stiff Little Finger puis P.I.L. où bien encore Police et même UB 40, tous ces groupes proposent une version blanche et énergique du dub. Quelques Blacks effectuent la démarche inverse, en mêlant reggae et punk hardcore : Bad Brain. D’autres pratiquent du dub inna murderer style : Basement 5. Ces deux tribus finissent par se rencontrer dans des "punky reggae party"… Mikey Dread tournera avec les Clash. De son vrai nom Michaël Campbell, cet animateur radio va réaliser un album culte, "African Anthem : dub wise". Ce disque est programmé, construit comme une émission. Les morceaux ricochent les uns sur les autres. Un jingle revient comme un mantra : "Dread at the control !". Et la complexité du mixage annonce déjà une autre vague de dub masters.
Niveau 7 : Dub-Poetry.
Toujours à la même époque, les intellos découvrent les possibilités du dub. Leurs textes, et surtout leurs poèmes, trouvent là un écho qui amplifie leur portée. Au propre comme au figuré ! Le phrasé colle à la ligne de basse pour mieux enfoncer le message. Prince Far I ouvre la voie. R.I.P. Il sera suivi par Michaël Smith, Sister Breeze, Oku Onuora, etc. Avec eux, le dub se transforme en B.O. : ambiance de manif sur le titre "It Dread inna Inglan" signé par Linton Kwesi Johnson, bruits de guerre derrière "Everytime a ear de soun’ " pour Mutabaruka. Proche du spoken-word américain, la dub-poetry est réaliste et militante. L’économie gouverne le monde. Le combat doit se situer sur ce terrain. Plutôt rouge que mort… L.K.J. crache sur les Rastas qui s’embourbent dans le mysticisme ("Reality poem"). Ni Jah, ni Maître !
Niveau 8 : Studio line…
Début 80, le dub fait preuve de réalisme technologique. L’ingénieur du son est devenu un véritable "homme" studio assurant l’interface entre ses multiples machines… Adrian Sherwood et Mad Professor marquent une nouvelle étape avec leurs labels On-U Sound et Ariwa (communication en Yoruba). Tout en poursuivant la connexion avec le milieu punk-rock, ils seront pratiquement les seuls à innover pendant cette période et dépassent ce que Mikey Dread avait amorcé en redoublant d’effets et de mixes. Leurs albums sont baroques, pétris de gimmicks sonores et surchargés de références. Avant tout, ils privilégient l’écoute. Iconoclaste, Adrian Sherwood jongle audacieusement avec une diversité vertigineuse de sons tout en mélangeant tradition et modernité (African Head Charge, Dub Syndicate, Barmy Army et les premiers Gary Clail). Perfectionniste, Mad Prof fait preuve de beaucoup d’humour avec sa saga "Dub Me Crazy". Dès lors, plus rien ne sera comme avant : l’Angleterre a définitivement détrôné la Jamaïque.
Niveau 9 : Rub-A-Dub.
Mais au milieu 80, en dehors de ces deux grands manipulateurs et de Jah Shaka qui maintient la flamme des sound-systems, le dub se fait rare. Le public préfère se saouler de paroles débitées à grande vitesse par les "fast talkers". Avatar du Dance Hall et préfiguration du Ragga, le Rub A Dub Style explose. Dans ce contexte, les albums purement instrumentaux ne sont pas légion. Seuls Gussie P. et son équipe A Class Crew se sont vraiment distingués : "Raw Rub A Dub Inna Fashion". Le changement provient du son. La texture est synthétique, "caoutchouteuse". L’ère du tout acoustique est révolue, les machines ont triomphé. C’est le passage de l’analogique au digital. Visionnaire, Prince Jammy avait réalisé un album dépouillé et linéaire intitulé "Computerized Dub". Les titres de ce disque appartiennent maintenant à la préhistoire de la micro-informatique ("32 bit chip", "Peek & poke", "256K ram"). Sleng teng...
Niveau 10 : Breakbeats, Scratch & Dub.
Fin 80 : faites vos jeux… Rien ne va plus ! C’est le creux de la vague. Sur les traces d’On-U Sound, seule une poignée de résistants composent du dub chaotique, strié de sonorités inattendues. Renegade Sound Waves et Depth Charge explorent un univers musical basé sur le numérique : le sampling remplace le travail sur bande. Mais le rap rôde… Sur cette lancée, des groupes réalisent quelques dubs hachés menu, en concordance avec cette démarche "breakbeat & scratch" : Consolidated, "Stoned : live bass mix". La basse reste prédominante, mais cette hégémonie est de plus en plus menacée par la virulence de la rythmique (Meat Beat Manifesto). Cette décentralisation annonce le métissage sonore que subit le dub actuellement.
Niveau 11 : Ambient-Dub.
Au début des années 90, les technoïdes re-découvrent le principe des sound-systems au travers des raves. Pour souffler entre deux rafales de Bpms, ils écoutent de l’ambient. Les Babas sont morts de rires ! Les Rastas aussi : le dub refait surface dans les chill-out. The Orb remet au goût du jour de vieux thèmes hérités des dubmasters. Ce pillage passe inaperçu aux oreilles d’un public dénué de toute culture reggae. Qu’importe ! La rencontre entre l’ambient et le dub était inévitable. Ce sont deux champs de manoeuvres propices à toutes les manipulations soniques. Le label Beyond entérine cette fusion en 92 avec la sortie de la première compilation titrée "Ambient-Dub". Ambiances subtiles, samples à volonté, coloration trance-tribale, etc. Tous les aspects de cette mixture sont soulignés par The Insanity Sect, H.I.A., ainsi que Subsurfing, 23°, Horizon 222 et Banco De Gaia ("Last Train To Lhassa"). Le dub retrouve enfin un second souffle.
Niveau 12 : Techno-Dub.
La techno accuse un temps de retard, mais tout ira mieux après quelques infructueuses tentatives pour combiner dub et house… L’acidité de Cosmic Connection ("Zincode") et de DP-Sol ("Spacecakes" Live In Oslo) s’inscrit encore dans le prolongement des dérives ambient, mais les rythmiques sont plus percutantes. Sur ce terrain electro-tonique, Blue, Braindub et Five H-T en rajoutent. Deux tiers de Bpms contre un tiers de basse : techno-dub (Blue Bommer, "Dub"). Les beats donnent un coup de booster et le dub peut à son tour cartonner sur les dancefloors (DreadZone); la rondeur de la basse n’est plus un obstacle. Là aussi, des compilations rendent compte de cette association : "Club Meets Dub" (Zip Dog Rec.), "Serious DropOut" (S/3 Frankfurt), "Dub Backups" (Elektrolux) et "Mashing Up Creation" (DubMission Rec.) Malgré tout, comme à l’époque punk, certaines formations pratiquent l’alternance. Moody Boyz et Bandulu passent de la techno au dub sans éprouver le besoin de brouiller les cartes…
Niveau 13 : New-Roots
Profitant de ce regain d’intérêt, une nouvelle scène dub s’est re-constituée. Deux tendances se manifestent. D’une part un renouveau pour un son rond et léché, sans fioritures excessives, avec une basse bien grasse. C’est le come-back de la philosophie "roots & culture" et des productions siglées "vocals & dub". Alpha & Omega incarne cette renaissance. Ce duo a ré-orienté le dub vers ses racines spirituelles ("Watch And Pray"). The Disciples ont également renoué avec cet esprit tout en prenant en compte les résonances d’aujourd’hui ("Resonations"). Autour de son label Third Eye Music, The Rootsman fédère les partisans de ce que l’on appelle le new-roots ("In Dub We Trust") tout en établissant des passerelles en direction du Moyen-Orient et de l’Afrique ("52 Days To Timbuktu").
Niveau 14 : Hardcore Dub.
D’autre part, on trouve des groupes qui gravitent autour de Zion Train via leur label Universal Egg. Ils distillent un dub plus "laïque", high-tech sans être techno. Le rythme est assez rapide, presque martial, soutenu par des sons cassants et métalliques. La basse est "massive & large" (cf. "Lead With The Bass"). Ce style à des allures guerrières (warrior). Iration Steppers ("Original Dub D.A.T."), Small Axe, Powersteppers ("Bass Enforcement"), Shotgun Rockers et Hedonastik en sont les principaux colporteurs. Sauvages et fiers de l’être (wicked & wild), ils se réclament de la mouvance hardcore dub. Plus largement, toutes tendances confondues, une armée de sound-systems, de producteurs, de DJs et de musiciens s’est mise en marche depuis quelques années. À l’unanimité, de Mixman à Armagideon en passant par Aba-Shanti, Manasseh et The Dub Specialists, les petits enfants de King Tubby vénèrent Jah Shaka et ses amplis à lampes !
Niveau 15 : Trip Hop vs Dub.
Toutes les musiques ont évolué et pourtant rien ne bouge au niveau du chant. Malgré la dub-poetry, le ragga, le rap & Co, on a toujours droit à des vocaux hérité d’un autre âge. Celui de la soul et du funk. L’horreur vocalistique… Dès le début de son histoire, le dub a prouvé qu’il était possible d’utiliser les voix différemment. Over-dub. Mad Prof l’a sévèrement rappelé en remixant Massive Attack. Pour l’occasion, cet album fut rebaptisé "No protection". Pas besoin d’en dire plus… Une fois ces vocalises tamisées, les sonorités délicates du trip hop prennent un relief particulier. Comme le reste de l’Angleterre, Bristol vit sous influence dub. De Smith & Mighty à Tricky, pas un n’y échappe. Leurs disques et leurs sets sont émaillés de reggae-dub. Mais à l’exception de quelques titres sur les anthologies de Mo Wax, seul le 2ème volume de la série "110 Bellow/Journey In Dub: Trip to the ship chop", et la compil "Dub : trip & hop, a different journey in beats & breaks"(Flex Rec) tentent de faire le point sur cette filiation.
Niveau 16 : Jungle-Dub.
Le chant du cygne. La techno a atteint son apogée au milieu des années 90. Depuis, c’est l’implosion, genre Plastikman, ou la fuite en avant, façon hardcore. Mais la surenchère de Bpms est dépassée. Le salut est venu de la complexité rythmique de la jungle qui a délivré la techno de la dictature du binaire. Drum and Bass. En apparence, c’est à l’exact opposé de la structure du dub. Et pourtant, la jungle est très proche du ragga, hip-hop et consorts… Quelque part, c’est juste une question de rythme. Dub & drum ? Derrière cet électrochoc de breakbeats et de samples, on perçoit souvent des bribes de standards reggae. Sur le plan des vocaux, il suffit d’un rien pour en faire une "version dub". Signe des temps, les compils "Club Meets Dub" sont littéralement submergées par la jungle-dub. The Rockers HiFi, The Rootsman, Mad Prof. ("Mazurani : The Jungle Dub Experience") : les dub-masters ont adopté cette équation.
Niveau 17 : Jazz vs Dub.
Parenthèse. Naguère, des aventuriers avaient établi une liaison entre le reggae et le jazz : Shake Keen ("Real Keen, Reggae Into Jazz") et Deadly Headly ("35 Years From Alpha"). Longtemps après, cette conjonction fut reprise par les tenants de l’acid-jazz qui n’ont pas hésité, au détour d’un ou deux titres, à s’aventurer sur ces terres : The Humble Souls, Raw Stylus. Après avoir édité deux albums de The Hazardous Dub Company et réédité Mannaseh ("Dub The Millenium"), le label Acid Jazz a voulu créer une sous-division consacrée au reggae roots et instrumental (Acid Roots). Ce projet est resté sans suite. Mais à l’heure où la drum-n-bass se pare de plus en plus de couleurs jazzy, il ne serait pas impossible de voir resurgir ce serpent de mer. Jazz vs Dub ? À suivre…
Niveau 18 : Dub-Hop.
Fin des années 90. L’histoire du dub se poursuit aux États Unis. Le Grand Satan est de retour. Ça sent le soufre… New York, Brooklyn, Greenpoint. Entre deux terrains vagues, on tombe sur les studios de Bill Laswell ("Axiom Dub"). Cet endroit accueille régulièrement l’équipe du label WordSound dirigé par Skiz Fernando aka The Roots Controler. Ce posse dispatche du dub taciturne, tourmenté, apocalyptique. Lent et très lourd. Pour contrecarrer cette pesanteur, ces joyeux drilles injectent des éléments hip-hop dans ce magma d’infra-basses : dub-hop. C’est devenu une appellation contrôlée… La série "Crooklyn Dub Consortium" offre un saisissant aspect de ce travail de sape effectué par Spectre, Dubadelic, Dr. Israël, etc. Adrian Sherwood suit de très près leurs mornes élucubrations. L’avenir leur appartient.
Niveau 19 : Illbient in dub
C’est aussi à New York qu’est né l’illbient. Comme son nom l’indique, c’est une sorte d’ambient maladif. Un trou noir qui aspire toutes les musiques sans aucune restriction. Le chef de file de cette corruption généralisée est incontestablement DJ Spooky; auteur de quelques dub passablement déjantés aux noms évocateurs : "Anansi abstrakt", "Hologrammic dub", "Islands Of Lost Souls (dub mix)". Avec Sub Dub, Byzar et quelques autres allumés, il figure en bonne place sur la compilation-manifeste de cette hybridation fin de siècle : "Incursions In Illbient" (Asphodel). Ces hurluberlus récidivent sur les anthologies du label Home Entertainement. Comparé au dub-hop, cette "déchéance" de la bass-music se caractérise par une surenchère d’influences, une démultiplication des détournements musicaux. C’est un maelström de sonorités sombres et urbaines.
Niveau 20 : Dub vs Indus
Mais la bass-music se combine aisément avec des atmosphères encore plus dures, bizarres et malsaines que celles de l’illbient. Pour preuve, le dub oppressant et froid de Scorn, "Evanescence". Armé d’une basse aux profondeurs effrayantes, l’incontournable Bill Laswell n’est pas en reste : "Bass Terror". Le vert-jaune-rouge a disparu de ces contrées obscures. C’est un univers en noir et blanc. Un monde presque hermétique, menaçant. Kevin Martin est aussi au rendez-vous. Ses compilations "Macro Dub Infection" montrent les implications / applications du post-rock et surtout de la musique industrielle vers le dub. Une rencontre du troisième type certifiée par la présence de Skull, Tortoise, Laika, Alec Empire, Automaton et Coil ! Mais les vétérans de l’indus sont aussi capables de ré-interpréter le tribalisme "roots" comme le démontre l’ex Cabaret Voltaire, Richard H. Kirk, au travers de son projet Sandoz : "In Dub, Chant To Jah".
Niveau 21 : World-Dub
Les musiques du monde (i.e. non occidental…) apportent un sang neuf aux sonorités anémiées de la vieille Europe. La modernité cannibalise la tradition. Les chants initiatiques des Indiens Waorani ont été "désacralisés" par Zion Train, Timeshard et Youth ("Amethyst dub") sur "Ambient Amazon". Cette dubisation du folklore des "fils des âges farouches" a été éditée par Tumi; un label d’ordre ethno-musicologique ! Bill Laswell s’est intéressé aux rituels de Possession (+ African Dub, "Off World One")… The Rootsman et Alpha & Omega embellissent leurs compositions avec des arabesques chatoyantes. La basse ronflante suit alors un cheminement byzantin… Cette route des épices serpente au-delà du Moyen-Orient pour finir par se perde dans les provinces reculées de l’Inde. Sur les volutes multicolores, parfois lourdes et entêtantes comme des vapeurs d’encens, de Suns Of Arqa ("Whirling Dub"). The Dub Factory nous invite à partager ses rêveries de promeneur solitaire ("Voyage Into Dub"). À l’exemple d’Asian Dub Foundation, la communauté Indo-Pakistanaise a transformé la bass-music en un véritable carnaval mélodique et rythmique. Le dub, comme son aïeul le reggae, est devenu un phénomène planétaire ("Global Explorer").
Niveau 22 : Electronic-Dub
C'est aussi ce qu'avait voulu mettre en avant le label Incoming! en regroupant des artistes venus de continents et d'horizons musicaux divers sous la bannière néo-dub; barbarisme que l'on préférera à celui de növö-dub... Les compilations "Serenity Dub" proposaient de la musique high-tech en prise directe (ou indirecte) avec la bass-music. Presque l'équivalent dub de l'intelligent-techno... L'electronic-dub s'est forgé dans cet interstice. C’est un genre en devenir, moins dilaté, mais plus abstrait que l’ambient-dub. Plus cérébral (Five-H-T, "NeuroTransmitter : electronic dub"). Plus oecuménique. "The High Priests Of Electronic Dub" (Hypnotic Rec.) appartiennent à différentes chapelles; d'obédiences lofi (F.S.O.L., Nature) ou electro-indus (Control Bleeding et Test Dept, "Critical Dub"). Jammin’ Unit en a montré les tenants et les aboutissants ("Discovers Chemical Dub", "Electronic Dub"). En remixant "Deaf, Dub And Blind" de manière brutale et high-tech tout en jouant sur la combinaison basse / drum, Witchman réaffirme que le dub, fût-il électronique, n’est pas figé. Ce goût pour l’avant-garde est partagé par une frange importante de l’electronic-music qui n’est pas insensible aux vibrations du dub.
Niveau 23 : Abstract-Dub
Porté à ses extrêmes limites, tout ce jeu de construction / déconstruction dé-réalise le dub. Au mieux, il n'en subsiste que des fragments épars. Un skank lointain et de vagues craquements électroniques en guise de rythmiques. Un ersatz. Une extrapolation (Pole, "R"). Click-n-dub. Glitch & dub (Vladislav Delay, "Multila"). Au pire, dirons certains, la bass-music étant tombée dans le domaine public et surtout commercial, seule la musique expérimentale peut poursuivre les explorations auditives menées par les dub-masters. Dans ce cas, ces divagations sur le dub sont une variante de l'isolationnisme : "Dub Auder" sur Law & Auder; label connu pour son "Avant-Gardism" et "Minimalism" échevelé en matière d'electronica. Torsion / distorsion / contorsion. Pour rendre ces abstractions dubisantes plus physiques, presque physiologiques, The Mighty Quark va puiser à dose homéopathique dans le rock, le funk, etc. Fusion / confusion / transfusion.
Niveau 24 : FilterDub
Plus qu'à une distinction ou à un héritage, on assiste à un processus d'indifférenciation. Une promiscuité ambient-indus-techno camouflée sous le terme générique d'electronic-music, mais animée d'un esprit transdubalitique. Des nappes irréelles atténuent le tranchant des rythmiques (Seefeel, "Quique"). Un brouillard d'effets souligne la lourdeur des infra-bass (BlueTrain, "No Lightweight Stuff"). Des bruits parasites, le souffle amplifié des filtres et des cliquetis arythmiques singent les imperfections du vinyl. Comme pour conjurer les stigmates de ces altérations énigmatiques. Comme s’il fallait gommer la perfection technologique pour naviguer en eaux troubles (Porter Ricks, "Nautical dub"). Ultime artifice numérique pour redécouvrir une vérité analogique oubliée ?
Niveau 25 : Minimal-Dub
Au milieu des années 90s, Mark Ernestus et Moritz von Oswald (aka Maurizio) ouvrent une nouvelle ère avec leurs multiples projets et leurs affiliés qui surfent sur ce son si caractéristique, étouffé et parasité, linéaire et hypnotique. Scion, Fluxion, Vainqueur, Substance, Hallucinator, Monolake… Au creuset des labels Basic Channel / Chain Reaction, une nouvelle scène "minimal dub" — ou "dub techno", c'est selon… — a irradiée Berlin, puis toute l'Allemagne et les (ex-)Pays de l'Est. La contamination s'est faite aussi par le circuit naissant des net-labels (Cold Fiction, Cold Tears, Deepindub…). Plus de dix ans après, les effets de cette transmutation continuent toujours de se faire sentir, de Copenhague (Echochord) à Detroit (echospace [detroit]). Et après bien des "réactions en chaîne", le tandem Maurizio et les apprentis sorciers de l'ère digitale retrouvent "le rythme et le son" originels, le temps d'un showcase (Rhythm & Sound w/ Tikiman), et rééditent les vénérables productions Wackies ("African Roots"…).
Niveau 26 : Dubstep
Dernier avatar en date de la "bass-music" : le dubstep. Pour notre part, nous y voyons la "suite" directe du dub-hop, en termes de sonorités, bien que la généalogie ne soit pas tout à fait raccord : cela arrive après d'autres mutations, à la suite de la drum-n-bass, de la jungle, du UK-garage et autres délires "2-step". Rythmes lourds, tempo au ralenti, basse écrasante, ambiances dark et voix caverneuses puisque les MCs sont toujours de la partie… Grime pour la "version" bad boys… Mais à la différence du dub-hop, la construction des morceaux est plus basique, plus décharnée, plus linéaire et, en général, sans surcharges de samples et/ou d'éléments mélodiques. Après quelques années de gestation, le dubstep explose au tournant des années 2003-2006.
Avec des labels comme Hyperdub et Tempa qui distillent des albums de référence signés Burial, Skream, etc. Quelques compilations emblématiques où l'on retrouve les principaux acteurs de cette mouvance : "Grime" et "Grime 2" (feat. Kode9, Loefah, Digital Mystikz) sur… Rephlex ! "Box Of Dub : dubstep and future dub" sur… Soul Jazz Records ! Des soirées (FWD>>, DMZ). Une radio pionnière, Rinse FM. Des émissions : feu John Peel en tête, suivi de Mary Ann Hobbs également sur BBC1 qui signera aussi des anthologies "Warrior Dubz", "Evangeline" et "Wild Angels" (feat. Benga, Plastician, Distance…) sur… Planet Mu ! Enfin, si besoin était, le label Tectonic grave dans le marbre la filiation du dubstep avec le dub "roots" au travers de sets et remixes entre les tenants du genre et des dubmasters : Scientist, "Launches dubstep into outer space" (feat. Shackleton, Mala…) et Sherwood & Pinch, "Late night endless".
Niveau 26 + n : Alien-Dub
Toutes ces transmutations, qu’elles soient voulues ou subies, soulignent la formidable malléabilité du dub, gage d’une immortalité, d’une "inactualité"… Le dub a connu des hauts et des bas; et il est fort probable qu’il y ait de nouveau des périodes de flux et de reflux… Mais c’est ce qui fait sa force comparée à certaines musiques "actuelles". Quels seront les prochains courants musicaux ? À quoi ressemblera un studio à la fin du troisième millénaire ? Mystère ! L’histoire de la musique est de toute façon sans fin, mais son "à venir" s’écrit au présent. Et sur ce point, tout semble indiquer que le dub est prêt à "accueillir" les musiques du futur, y compris celles qui viendront d’ailleurs. Ce nouveau millénaire est porteur d’inquiétantes d’aliénations dubalistiques… Bienvenue dans un monde meilleur ?
Laurent Diouf
historique publié sur le site Hypertunez.com en Juillet 2001
update: Octobre 2016