les androïdes rêvent-ils d'art numérique ?
Ce n'est pas encore "le grand remplacement" et pourtant les robots n'ont jamais été aussi présents. Ils se sont invités dans la campagne présidentielle 2017. Il existe un syndicat français de la robotique professionnelle (Syrobo). Un moratoire sur les robots tueurs est à l'étude à l'ONU. Et au Japon les premiers rites funéraires pour jouets robotiques ont lieu comme il se doit dans un temple, avec moine bouddhiste, encens et moulins à prières…
Dans le domaine de l'art, la robotique arrive après la glorification de la machine et de la vitesse par le futurisme, dans le sillage de l'art cinétique et de la vidéo. Nam June Paik érige un premier totem robotique en 1964, Robot K-456. Par la suite, commence vraiment un questionnement qui englobe toute création intégrant un mécanisme dédié : "art robotisé" ou "art automatisé" ? Comme toute production tributaire de la science et de la technologie, une œuvre peut, de manière plus ou moins autonome, échapper à l'intention ses créateurs. C'est le cas pour Norman White avec First Tighten Up On The Drums (1968). Pionnier de l'art génératif et robotique, il conçoit cette pièce avec des circuits imprimés interconnectés qui allument de petites diodes. À terme, le dispositif paraît "s'émanciper" et Norman White finit par le considérer comme le prototype d'un "automate cellulaire". C'est en 1974 qu'il réalise sa première "vraie" installation robotique, Menage, avec 4 machines qui réagissent à une source lumineuse et, surtout, inter-agissent entre elles. Avec The Helpless Robot (1987-1996) — un petit dispositif sonore au comportement aléatoire — Norman White pose indirectement une question cruciale : "robot d'artiste" ou "robot artiste" ? À l'opposé, Max Dean, avec son mobilier désarticulé qui se déplace et se reconstruit (The Table Childhood, 1984-2001), recentre ce questionnement sur la machine et ses rapports aux humains devenus spectateurs de cette transformation…
Depuis, les machines se sont faites un peu plus désirantes. On rêve désormais d'un corps augmenté. La figure du robot se profile derrière cette redistribution de l'imaginaire artistique. Actuellement c'est Inferno (2015-), la performance participative de Bill Vorn & Louis-Philippe Demers qui s'impose comme étendard de l'art robotique. Dans un lieu baigné d'une lumière un peu blafarde qui ressemble souvent à un hangar secret ou à la soute d'un vaisseau spatial, on distingue des dizaines d'exosquelettes sans vie, pendus sur des armatures métalliques. Une partie du public est invité à revêtir ces étranges armures qui enchâssent le haut du corps et les bras. Une fois équipés, les corps obéissent aux pulsions mécaniques de ces exosquelettes synchronisés avec une bande-son techno-indus et un déluge de lumières aveuglantes et colorées selon les soubresauts du tempo. Les cobayes entament alors une danse de Saint-Guy 2.0. Bienvenue dans l'enfer revisité. Marcel.Li Antunez Roca utilise aussi un exosquelette pour ses "conférences gesticulées", mais pas sur le mode de la contrainte. L'idée n'est pas d'imposer au corps une sorte de servitude mécanique, mais bien d'en augmenter les capacités (Requiem, 1999). Après avoir aussi testé son équipement dans les conditions de gravité zéro, ainsi harnaché, cet ancien de La Fura dels Baus se transforme en conteur, dessinant une mythologie peuplée d'un étrange bestiaire qu'il anime en déclenchant de multiples capteurs à partir de sa combinaison et de ses gants (Protomenbrana, 2006).
À la vue de ces armatures, impossible de ne pas penser à la scène finale d'Aliens, le retour, où Sigourney Weaver "terrasse le dragon" grâce à son exosquelette destiné à la manutention lourde. Cet univers de science-fiction est également très prégnant au travers des autres installations robotiques interactives créées par Bill Vorn, en particulier sa série de "machines hystériques" (Hysterical Machines, 2006). Et sa déclinaison monumentale est d'autant plus menaçante : Mega Hysterical Machine (2010). Haute de plusieurs mètres, suspendue au plafond, cette créature mécanique est dotée de huit bras actionnés par des valves et des vérins pneumatiques. Des capteurs à ultrasons permettent au robot de détecter la présence des spectateurs dans l'environnement immédiat. Et de réagir en conséquence… Si le but avoué de Bill Vorn est de provoquer l'empathie des spectateurs envers des personnages qui ne sont rien de plus que des structures de métal articulées, Mark Pauline prend le contre-pied de cette "soft attitude". Au sein de son Survival Research Laboratories, il ne cesse de construire depuis 1979 des robots et machines qu'il expose dans une mise en scène volontairement inquiétante, perturbante, renforcé par de la pyrotechnie et des sons amplifiés (dangerous and disturbing mechanical presentations, proclame la bannière de son site). D'une manière générale, les entrailles des robots, mises a nu par ses artistes mêmes sont assez peu glamour…
Pour gommer cet aspect menaçant, il faut retrouver un langage du corps. C'est le propos de certains chorégraphes qui ont monté des spectacles avec des robots. Dans Robot (2013-) de Blanca Li, huit danseurs partagent la scène avec les étranges machines musicales de Maywa Denki et sept Nao (les petits robots humanoïdes conçus par Aldebaran Robotics). Il est assez émouvant de voir ces poupées mécaniques high-tech adopter la gestuelle de la danse contemporaine. Le chorégraphe Éric Minh Cuong Castaing mobilise également des robots Nao, deux danseurs et des enfants invités à participer sur le lieu de la représentation, pour sa pièce School Of Moon (2016) conçue comme la métaphore d’une post-humanité en éveil. Avec Link Human/Robot (2012-15), Emmanuelle Grangier a également comme partenaire un petit Nao, mais elle entame un dialogue plus intimiste, établissant une passerelle entre l'homme et la machine.
Une démarche plus évidente lorsque le robot a une forme humanoïde affirmée. Nous ne sommes alors pas loin de cette fameuse "vallée dérangeante", ce stade où selon le roboticien Masahiro Mori la ressemblance des "géminoïdes" par rapport à un être humain, avec les imperfections techniques qui subsistent en l'état actuel des progrès scientifiques provoque un malaise. En attendant que ce gap, cette vallée donc, soit franchis. Nul doute qu'il y a aussi un peu de ce sentiment lorsque l'on assiste à une représentation théâtrale d'Oriza Hirata. Avec ce metteur en scène, les robots "jouent" avec les acteurs, leurs donnent la réplique, mais c'est surtout leur "être" — la texture de leur "peau", les vêtements, leur posture, leur présence, leurs expressions du visage — qui trouble des spectateurs. C'est particulièrement flagrant dans la pièce intitulée Les Trois Sœurs version Androïde, histoire dans laquelle une des sœurs mortes a été remplacée par un androïde par son père chercheur en robotique, ainsi que dans Sayonara ver.2 qui dévoile le morne quotidien d'une jeune malade assistée d'un robot humanoïde lui récitant de la poésie… Et dans son adaptation théâtrale de La Métamorphose de Kafka, le personnage se transforme bien évidemment en robot et non pas en cancrelat !
Dans un autre genre, les "cyber-dolls" de France Cadet, qui a également réalisé des installations-performances avec des robots-chiens, sont aussi troublantes par leur charge érotique soft; même si elles restent dans l'univers virtuel de la 3D et des projections holographiques. Point commun de ces différentes créations robotiques, la forme humanoïde donc, mais d'autres options sont possibles. Ainsi, pour son installation baptisée Sans Objet (2014), le chorégraphe Aurélien Bory (Cie 111) a choisi de dissimuler son robot sous une bâche noire. Du coup, ses mouvements provoquent des plis accidentels de la matière plastique qui se transforme en sculpture mouvante. Pour ses ballets mécaniques, Peter William Holden choisi de structurer ses dispositifs autour de quelques éléments centraux, et non pas d'un robot entier : des bras et des jambes de mannequins pour Arabesque, des chaussures et des pieds mécaniques pour Solenoid, des mains et des armatures métalliques pour Vicious Circle, des chapeaux et des tubulures articulées pour The Invisible. Enfin, pour Grace State Machine (2007-09), Bill Vorn (encore !) a choisi une simple structure qui oscille, se contracte et se déplie selon les interventions de la danseuse Emma Howes et l'artiste Jonathan Villeneuve.
Orchestrer La Perte / Perpetual Demotion de Projet EVA (Simon Laroche & David Szanto) est également un dispositif "mécatronique" assez simple : quelques tubes et engrenages agencés sur un trépied posé sur une simple table en bois. Son originalité tient au fait qu'il sollicite la participation du public : celui-ci se voit donner la becquée ! Un bras prolongé par une cuillère fait une offrande comestible à chaque visiteur qui le souhaite. Avec Loops Of Relation (2013) de Mélanie du Preez, ce n'est pas une cuillère, mais un couteau qui se trouve au bout d'un bras mécanique. Un dispositif qui évoque (au ralenti) une autre scène d'Aliens, le retour, lorsque l'androïde Bishop pratique le jeu du couteau avec un membre de l'équipage… Mais dans la réalité les androïdes ne sont pas légion et les créatures chimériques de Boston Dynamics ne sont encore que de curieux prototypes. À part des jouets de luxe du type Nao ou Aibo, l'immense majorité des robots ne sont que des petits automates pour l'électroménager, ou des chariots automatiques et des bras articulés pour l'industrie.
Le collectif Robotlab en a reprogrammé un pour réaliser une grande fresque abstraite intitulée The Big Picture (2014-). Auparavant, réalisé aussi avec un bras articulé, leur projet bios [bible] (2007-) acte le principe d'une écriture sans fin, et surtout sans faille, de la Bible avec une calligraphie à faire pâlir les moines copistes… À noter qu'il existe une version bios [torah] (2014-), mais pas (encore ?) de bios [coran]… Le même collectif avait convié le public a se faire un Autoportrait (2002) toujours via ce mécanisme détourné. Ce principe appliqué au dessin est également porté par Patrick Tresset dans ses séries Human Study (2013-) et Human Traits (2015-). Un par un, les visiteurs s'assoient et font face à plusieurs bras robotisés sur des pupitres. Curieuse situation : un seul homme face à plusieurs objets mécaniques qui s'adonnent à une activité jusqu'à lors réserver aux humains… Avec RobotPhot, Daniel Boschung applique ce concept à l'art du portrait. Un appareil photo HD est monté sur un bras articulé et mitraille le sujet immobilisé sur un fauteuil. En optique normale et en macro. Des centaines d'images sont assemblées et retouchées si besoin (600 clichés au total, pendant une séance de pose de 30 minutes). Des photos plein cadre qui autorisent un effet de zoom vertigineux, au plus près du grain de la peau, de ses moindres imperfections qui se trouvent pour le coup sublimées. Avec Dragan Ilic c'est la peinture qui se retrouve aux prises d'un bras robotique industriel. Deux possibilités s'offrent à l'artiste. D'une part, il programme le robot en laissant ou non une part d'aléatoire, de génératif dans le tracé (RoboAction A1 K1, 2015). D'autre part, il se sert du bras comme support rotatif, devenant lui même le pinceau du robot (RoboAction(s)A1 K1, performance réalisée dans le cadre d'Ars Electronica, 2016) !
Enfin, si la robotique reste synonyme de high-tech, certains artistes prennent le contre-pied de cette vision futuriste en adoptant une démarche low-tech. C'est le cas notamment de Theo Jansen, sculpteur rattaché au courant cinétique, qui fabrique à l'ancienne de drôle de "créatures" aux allures de mille-pattes, composées uniquement de quelques tubulures et voilures, sans circuits imprimés, ni de capteurs optiques. Il suffit d'un canevas de structures articulées et d'air comprimé (lorsqu'il n'y a pas de vent) pour insuffler la vie à ces Animaris. Un chemin emprunté aussi par Michael Candy pour Big Dipper (2016), une sculpture cinétique faite d'une structure centrale, de rouages et de néons qui se lèvent et s'abaissent lentement, lui donnant l'allure d'une créature marine. Dans cet esprit, le recyclage est évidemment un mode opératoire. C'est le parti pris du collectif Tout Reste À Faire pour sa série Anima (Ex) Musica (2013-). Un bestiaire utopique et robotique composé à partir de vieux instruments de musique transformés en insectes géants. Enfin, le collectif d'artistes Reso-nance numérique a choisi des composants simples et open-source pour Chimères Orchestra (2011-2017). Une tribu de robots-insectes que l'on croirait tout droit sortie du film du film Runaway, L'Évadé du futur. Ces bestioles mécaniques s'accrochant sur les éléments architecturaux de la ville pour créer une sorte de symphonie percussive.
À l'opposé, on trouve les robots "dématérialisés", les "bots" qui sévissent dans les entrailles des serveurs informatiques. Ces programmes automatisés font également l'objet d'un enjeu artistique. Au travers d'ADM 8 (2011) puis ADM X, The Algorithmic Trading Freakshow (2013) et ADM XI (2015), le collectif RYBN s'est ainsi amusé à subvertir les robots traders de la finance en introduisant des paramètres iconoclastes, irrationnels ou émotionnels. De la spéculation considérée comme un des beaux-arts… Dans cet esprit subversif, les artistes et hacktivistes du !Mediengruppe Bitnik ont mis au point un bot programmé pour faire des achats, à l'aveugle et à hauteur de 100 Bitcoins par semaine, dans les profondeurs du darknet. Avec toutes les conséquences que cela suppose quant à la nature des produits récupérés. L'installation a d'ailleurs été saisi par les autorités suisses pour avoir, entre autres, commandé et fait livrer des pilules d'ecstasy et un faux passeport hongrois. Un aperçu des acquisitions faites par leur Random Darnet Shopper (2014-) est visible lors d'expositions et sur leur site. Enfin, entre parodie et prophétie ultime, Disnovation.org a lancé un Predictive Art Bot (2015-2017) dont la finalité est de proposer des thèmes de création, libérant ainsi les artistes du manque d'inspiration. Un appel à projets a d'ailleurs été lancé sur des propositions spécifiques : une sculpture "hactiviste" pour révéler les intentions du colonialisme digital… Les suggestions sont répertoriées via un compte Twitter dédié. Mais déjà, d'autres questions apparaissent comme en témoignent celles posées en marge de l'exposition Smart Factory (1) : L’artiste est-il remplaçable par les machines ? L’acte de création peut-il être traduit en algorithme ? La machine peut-elle dépasser l’homme et créer une œuvre sensible ? La réponse pourrait effectivement bien être : Les robots sont des artistes comme les autres !
Laurent Diouf (Lityin Malaw)
publié sur Digitalarti.com, juillet 2017
(1) Exposition Smart Factory, une usine de production d’oeuvres d’art, sans artistes, jusqu'au 3 septembre, Le Tetris, Le Havre. Infos: http://letetris.fr/smart-factory/