Juliette Volcler

La note brune…

Les premières images qui nous viennent à l'esprit lorsque l'on pense à "la militarisation du son", ce sont celles de la fameuse scène d'Apocalypse Now où les hélicoptères diffusent du Wagner plein pot en menant raid contre un village vietnamien à la manière d'une charge de cavalerie… Mais ça, c'est du cinéma pensait-on jusqu'à notre lecture du livre de Dexter Filkins sur la guerre sans fin en Irak… Les premières pages de son ouvrage s'ouvrent sur un reportage coup-de-poing sur la bataille de Falloujah où les troupes américaines, avec un humour de "mécréant", balançaient "Highway To Hell" d'ACDC sur de gigantesques enceintes en "réponse" aux appels des muezzins, tandis que les balles des tireurs embusqués, les roquettes et les bombes — artisanales d'un côté, high-tech de l'autre — faisaient leur œuvre de mort. Étrange sound-system…

Mais ça, ce n'est qu'un avatar de la guerre psychologique se disait-on jusqu'à ce que nous voyons, au détour d'un reportage télévisé sur une manifestation contre l'OMC au Canada une armée de "robot-cops" face à une horde du "black block". L'unité anti-émeute était précédée d'un véhicule blindé surmonté d'une batterie de haut-parleurs. Quelques policiers proféraient une mise en garde dans des mégaphones. Une sommation glaciale puisqu'elle invitait les personnes présentes dans la rue à s'éloigner au plus vite du périmètre d'action du véhicule qui allait incessamment diffuser des sonorités stridentes pour disperser les manifestants et que les conséquences de ces sons n'étaient pas sans danger…

Nous avons vraiment creusé la question avec les réflexions de Steve Goodman — aka Kode9, éminence grise de la scène dubstep avec son label HyperDub — à propos de l'impact de la guerre sonore et de "l'écologie de la peur" qui en résulte. Dans son étude universitaire, Steve Goodman recensait notamment les expériences policières et militaires menées sur les modifications physiques et/ou psychiques entraînées par l'exposition à des hautes ou basses fréquences. On retrouve ce même type d'inventaire, en version française, dans l'essai de la journaliste Juliette Volcler. Elle aussi parle de la fameuse bataille de Falloujah et des "répulsifs sonores" utilisés contres des manifestants ou des populations indésirables (jeunes au pied des immeubles, SDF sur les trottoirs…), mais aussi de privation sensorielle (prisée contre les terroristes d'extrême-gauche et les indépendantistes les décennies passées) ou, au contraire, la soumission à des cascades de sons ou de musique à fort volume (une des nombreuses facettes de la torture "douce"…).

Loin de toute mythologie — le must en la matière étant la "note brune" qui entraînerait un relâchement immédiat des sphincters… (1) — Juliette Volcler dévoile l'existence, notamment en France, d'armes non-létales reposant sur l'utilisation intensive, si ce n'est intempestive, du son qui rend caduque les bonnes vieilles grenades défensives utilisées dans les manifestations… Mais tout cela n'est rien comparé aux projets d'armes soniques de l'armée et de la CIA. Ces nouvelles armes reposant pour l'essentiel sur l'utilisation d'ultra ou d'infra-sons ont un pouvoir de nuisances d'autant plus terrifiant qu'elles peuvent être ciblées et calibrées selon la cible et l'effet souhaité, à la différence d'une bombe qui ne fait généralement pas dans le détail…

Laurent Diouf
Digitalarti Mag #8, janvier-mars 2012

Juliette Volcler, Le son comme arme : les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011)

(1) La légende raconte que Michel Magne, bien avant de piloter ses fameux studios d'Hérouville, donna un concert de "musique inaudible" en juillet 1954 à Paris, salle Gaveau, avec des infrabasses soutenues au point de provoquer des coliques aux auditeurs… farceur, le maestro avait prévu le coup et fait interdire l'entrée des toillettes au public en ayant posté des cerbères devant chaque porte !

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